Plassans et La Fortune des Rougon : les origines tumultueuses des Rougon-Macquart

Plan de Plassans dessiné par Emile Zola

Plassans et La Fortune des Rougon : Une fresque littéraire du Second Empire

Premier volume de la série des Rougon-Macquart, La Fortune des Rougon (1871) pose les bases de cette fresque romanesque dédiée à l'étude des passions humaines et des déterminismes sociaux à travers l'histoire d'une famille sous le Second Empire. Ce roman constitue une genèse : il explique les origines de la famille Rougon-Macquart et dévoile les luttes sociales et politiques qui caractériseront toute l'œuvre. Emile Zola pose les bases de sa visée généalogique qui va disséquer la destinée d'une famille et de sa descendance, soumis à l'atavisme. 

Pierre Rougon et Félicité Rougon, couple avide de pouvoir, représentent l'ambition bourgeoise sans scrupules. Pierre est le fils d'Adélaïde Fouque (dite tante Dide), matriarche de la famille, et d'Antoine Macquart. Avec sa femme Félicité, il rêve de s'élever socialement en exploitant les troubles politiques de la ville fictive de Plassans. Silvère, petit-fils d'Adélaïde par la branche Macquart, est un jeune idéaliste républicain. Sa relation amoureuse avec Miette, fille d'un homme accusé de meurtre, illustre l'innocence sacrifiée par les conflits sociaux et politiques. Leur histoire se déroule sur fond d'insurrection républicaine, qu'ils soutiennent avec ferveur, dans cette vaste fresque romanesque  qui inaugure la critique sociale de la société de Second Empire. 

Mais la ville imaginaire de Plassans, reflet de la ville d'Aix-en-Provence où Emile Zola passera une partie de son enfance, rivalise avec les personnages pour incarner par métonymie une figure castratrice animée de sentiments mauvais, terre de mort et de vie, qui va stimuler la narration. 




Plassans : plus qu’un décor, un personnage à part entière

Dès la première phrase de l’œuvre, la ville de Plassans domine l’ouverture du récit par son empire quasi obsessionnel. 

Lorsqu’on sort de Plassans par la porte de Rome, située au sud de la ville, on trouve, à droite de la route de Nice, après avoir dépassé les premières maisons du faubourg, un terrain vague désigné dans le pays sous le nom d’aire Saint-Mittre. 

L’ influence dominatrice du lieu éclipse les autres interrogations auxquelles l’incipit littéraire est supposé répondre. Parce qu’en confiant aux lecteurs la réponse à la question : « où ? Plassans », Zola répond aussi de manière biaisée aux autres interrogations. Plassans n’est pas seulement une ville, un lieu géographique, un toponyme, la ville transfigure aussi les éléments du « Qui ?  Les voix dominantes des habitants de Plassans », du « Quand ? En 1851», du « Quoi ? Le coup d'État de 1851 et ses répercussions sur la cité ».  Le nom de la ville devient une anaphore mémorielle, comme  une attente. Le rappel toponymique joue alors comme un indice mnémotechnique qui réinscrit le lieu et ses incidences documentaires. 

 

Le procédé didactique balise la relation lectorielle en recommandant l’élément toponymique comme point nodal du récit. Nous ne pouvons pas perdre Plassans de vue tant sa désignation continuelle revient orienter la prise en charge du récit. Le nom est ainsi systématiquement placé au début de la première ligne des quatre chapitres inauguraux, reléguant la présentation des personnages à un temps ultérieur. Cette stylisation hiérarchise les actants : C’est Plassans qui domine le récit, tandis que les personnages ne sont que des émanations. 

D’ailleurs, pouvons-nous encore parler d’individus lorsque l’individualité se fond dans l’indéfini : au chapitre 1, la répétition des « on » ( “on aperçoit les branches hautes des mûriers du Jas-Meiffren, on apercevait les pointes des herbes qui débordaient les murs, On sentait en dessous, dans l’ombre des tiges pressées, le terreau humide qui bouillait et suintait la sève”) laisse le lecteur dans l’attente du personnage. Le pronom personnel indéfini, s’il peut désigner tout le monde, ne désigne en fait personne. L’entité globalisante ne laisse que difficilement émerger des personnalités saillantes. Zola n’ élit personne, il anonymise la population en refusant longtemps toute onomastique, Miette ne retrouvant son prénom de naissance Marie qu’au chapitre V. Si Plassans domine, elle n’est peuplée que de « on » fantomatiques. Le masque de l’indéfinition est de mise parce que la ville écrase les individus. Le nom de la ville est immédiatement convoqué comme une force supérieure qui sert de cadre au récit. La ville seule est présente, dotée de sa volonté propre, qui « songea à tirer parti de ce bien communal », tandis que les hommes indifférenciés ne servent qu’à répondre à ses besoins « on déménagea le cimetière ». Dans une écriture toute cinématographique, approche qui passe d’un plan large aux regards des personnages, Zola passe instantanément du plan large de la ville de Plassans au plan serré sur l’aire Saint Mittre. Si la ville est sujet actif de la dynamique de l’œuvre, elle est aussi objet interne de la narration en tant que polarisation des convoitises humaines. Selon Maria Scarpa, « Antoine Macquart et Pierre Rougon rejouent dans une version cynique, parodique et dix-neuviémiste la légende de la fondation de Rome et la lutte fratricide de Rémus et Romulus. » Les divergences idéologiques se cristallisent autour de la prise de pouvoir de la ville, seul objectif susceptible d’alimenter leurs égoïsmes . L’ambition n’est rien si elle n’est pas orientée vers la cité : Pierre « souhaitait que son nom rentrât  en grâce auprès de Plassans entier », » Félicité « nourrissait le secret projet de faire de lui, à Plassans, le médecin à la mode », elle qui ne conçoit le triomphe que dans sa ville : « il faut rester, c’est ici que nous avons souffert, c’est ici que nous devons triompher. » 

Nous pouvons remarquer que Plassans peut se gloser en Plaçant, c’est-à-dire le lieu où l’on trouve une (sa) place. La réussite n’est donc pas tournée vers la réalisation de soi mais elle n’existe que comme une démonstration contre les autres et envers Plassans. La cité justifie l’action en déclenchant les motivations internes aux conflits. Plassans est un monde figé dans les préjugés de la province de l’ancien régime. Sa configuration enferme les habitants dans des castes imperméables qui pétrifient toute vie sociale. Elle est la ville dont il faut partir pour vivre, parce qu’elle est un mausolée létal qui détruit ceux qui ne lui échappent pas, tandis qu’en tant qu’instance maléfique qui la rapproche du récit populaire, son maléfice poursuit ceux ceux qui arrivent à s’enfuir : 

La terre, que l’on gorgeait de cadavres depuis plus d’un siècle, suait la mort, et l’on avait dû ouvrir un nouveau champ de sépultures à l’autre bout de la ville. Abandonné, l’ancien cimetière s’était épuré à chaque printemps, en se couvrant d’une végétation noire et drue. 

L ‘isotopie de l'enfermement est étouffante : « comme pour s’isoler davantage et mieux s’enfermer chez elle » Plassans ne peut respirer, asphyxiée par « la haine du dehors » et le « désir religieux d’une vie cloîtrée », « à s’enfermer comme une nonne ». Le thématique de la claustration se vit à travers les interdits religieux qui ne sont jamais remis en question. Ainsi, il n’y a pas vraiment de révolte contre cette lente asphyxie morale et cette claustration liberticide. Zola souligne que les « vrais habitants » finissent par se « parquer d’eux-mêmes ». 

Paradoxalement, Plassans est aussi Terre nourricière et terre d’asile pour les plus faibles, Miette et Silvère ont tous deux été recueillis après que le monde extérieur leur était funeste et c’est à Plassans qu’ils ont trouvé l’asile et le secours dont avaient besoin. Orphelins, ils sont tous les deux recueillis après la mort de l’un de leurs parents. Eulalie Chantegreil et Tante Dide figurent alors des images maternelles de substitution, alors que les hommes continuent à n’ exercer que leurs ambitions. Si l’œuvre ne sauve pas l’humanité, elle extrait sa composante féminine d’un jugement trop sévère. Certaines femmes, contrairement à Félicité, continuent à conserver une part d’humanité. Plassans est alors terre d’asile et 5 de résilience pour une période temporaire. La ville se montre impitoyable envers les faibles et surtout contre ceux qui ne suivent pas l’opinion dominante. Miette meurt parce qu’elle est une enfant exploitée qui veut faire entendre sa voix contre un pouvoir et une société qui la tyrannie. Sa mort est considéré comme une punition inéluctable, en tant que femme, pauvre, enfant, Plassans lui refuse toute utopie. La cité régit des principes de soumission à la force d’autorité, même si cette autorité est barbare. Le jeu de balancier entre les notables et les insurgés convoque la ville non comme une entité immuable, mais plutôt comme une société mouvante qui a contrario ne revendique aucune position propre et ne fait que s’adapter continuellement aux volontés de chacun ou plutôt aux volontés de ceux qui doivent triompher.

Emmanuelle Lecomte

 

Liens :

Plassans Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Plassans

Texte intégral La Fortune des Rougon : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/zola-01.pdf

 

 

Si vous aimez la critique littéraire : https://metacritique-litteraire.blogspot.com/

 

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