Le Mal du Siècle chez Alfred de Musset : Analyse et Signification d’un Phénomène Romantique
Alfred de Musset a laissé une œuvre considérable. Né à Paris le 11 décembre 1810 et mort dans la capitale, son oeuvre la plus célèbre, Lorenzaccio, figure parmi les pièces revendiquées par la production théâtrale contemporaine, et sa poésie participe certainement, à titre monographique ou au sein d’anthologies de littérature romantique(à côté de Victor Hugo ou de Lamartine), de la permanence du courant romantique. Dramaturge, prosateur, poète, il laisse une œuvre panthéonisée, inscrite à l’étude de l’institution scolaire et réinventée par les troupes contemporaines. La Confession d’un enfant du siècle ne propose pas une écriture univoquement tournée vers la relation au moi. Le roman transcende l’évocation des épisodes personnels pour imposer une vision historisée de l’humeur de l’époque, en définissant un chronotope particulier, celui des jeunes romantiques français sous la Monarchie de Juillet.
Une autobiographie brouillée
La rencontre avec George Sand imprègne toute l'Écriture de Musset. Elle aura lieu en 1833. Celle que l'on surnommera la bonne dame de Nohant figure pour Musset l'éblouissement de l'auteur accompli parce qu’ elle est déjà célèbre par ses premiers romans. Il trouve en elle un modèle d'une beauté sensible, doublé d'une intelligence forte et active, deux réponses aux besoins de sa nature morale. Femme libre, elle impose une fantaisie rare pour sa condition, et une poésie audacieuse de sa vie.
La santé nerveuse fragile d'Alfred de Musset lui occasionne une crise qui effraya George Sand, en pleine nuit et en pleine forêt. Afin de remédier à ses troubles, ils partirent ensemble pour l'Italie le 12 décembre 1833, traversant Gênes et Pise. Au début de février 1834, Musset tombe malade d'une fièvre typhoïde qui le terrasse et affaiblit son cœur. La physiologie fragile de Musset finit de distendre les sentiments entre les deux amants, qui poursuivent leur relation dans des liens d'amitié. Pourtant, lorsqu'il découvre la liaison qui s'était établie entre George Sand et le jeune médecin italien Pagello, il souffre profondément, souffrance qui ne transparaît pas dans la correspondance qui s’échange après le départ de Musset : meurtri, sans doute, autant par la maladie que par la rupture, celui-ci mène quelques temps à Paris une vie partagée entre les vains plaisirs retrouvés et une solitude mélancolique. Il écrit à George Sand qu’il l'aime toujours, et cela est vrai, et que cet amour est assez désintéressé pour admettre Pagello elle lui répond en mère et en sœur
Le roman La Confession d'un enfant du siècle paraît deux ans plus tard, où il relate le désarroi amoureux dans lequel l’a laissé cette déchirure. « L'amour est pour moi une religion, et je meurs d'avoir été trahi dans ma foi. » Ce passage fait écho avec la lettre de Musset à George Sand après leur séparation, où il décrit son amour comme sacré et sa trahison comme un sacrilège. Il s’est donc essayé au genre de l’autobiographie théâtrale, genre peu expressif, qui a pourtant produit des drames comme le Roman d’un acteur de Philippe Caubère ou Les Chatouilles ou la danse de la colère d’Andréa Bescond, qui rapportent sur scène des fragments de vie. Musset convoque à nouveau son expérience biographique dans une création dramatique, en insérant des fragments des lettres de Georges Sand dans l’acte II de On ne badine pas avec l’amour.
Le caractère autobiographique est soutenu par de nombreuses références à l’environnement social et historique. Le récit est ancré dans les remous de la Monarchie de Juillet, et reflète les préoccupations et les valeurs de la jeunesse romantique. Le mal du siècle traverse effectivement l’atmosphère des jeunes auteurs réunis sous la bannière du Romantisme, le spleen et le désenchantement caractérisent toute une génération, sentiment que Musset a partagé et qu’il revendique. Le mal du siècle désigne le profond désenchantement et l’ennui existentiel qui marquent la génération romantique, prise entre les idéaux brisés de la Révolution et une société bourgeoise sans grandeur. Ce sentiment mêle mélancolie, quête d’absolu et incapacité à trouver un sens dans un monde désenchanté. Il reflète une souffrance collective et intime, exprimant le mal-être d’une époque en quête de renouveau spirituel et moral.
Qu’est-ce que le Mal du Siècle selon Alfred de Musset ?
Les éléments constitutifs de l’autobiographie (le “je” de narration, la confusion d’identité entre auteur-narrateur-personnage, la chronologie) sont débordés par une dimension philosophique normalement absente de la généricité autobiographique. Musset aborde les thèmes de l’amour, la souffrance, le sens de la vie comme participant au cheminement intellectuel qui est transcrit dans le discours. Nelly Wolf (Le Roman de la démocratie) déclare que “l'innovation romantique consiste à instaurer la dissonance linguistique en soumettant cette rhétorique de collège, réactivée par la Révolution française et sa phraséologie, prosaïsme d'un récit de vie. C'est la version narrative du mélange de genre». D‘ailleurs, elle insiste sur la paternité de Musset quant à ce cryptage générique, fruit des innovations stylistiques du mouvement naissant : “les chapitres inauguraux de La Confession d'un enfant du siècle mettent en œuvre la discordance stylistique théorisé par le romantisme”.
Si La Confession d'un enfant du siècle raconte l'aventure amoureuse et en dégage la leçon philosophique et historique, le roman manifeste le caractère individuel et moral, beaucoup plus que sentimental, de la souffrance de cet “enfant du siècle” .
La Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset propose une forme ambivalente, où éléments autobiographiques et fictionnels se jouent des frontières étanches. Les principes autobiographiques suscitent une attente de vérité chez le lecteur tandis que la forme romanesque crée une distance salvatrice qui amoindrit la dangerosité de la sincérité, ce qu’il précise en niant dans l’incipit le genre autobiographique : “Pour écrire l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir vécu ; aussi n’est-ce pas la mienne que j’écris”. Pourtant, l’histoire d’amour orageuse entre Octave, alter égo de Musset, et Brigitte, inspirée de George Sand, propose un ancrage lisible qui stimule l’authentification. Les querelles, déchirures et réconciliations suivent les péripéties véritables de ce couple. Mais la promesse du titre, la fameuse Confession, récit où l’auteur rapporterait les erreurs de sa vie, n’est pas totalement tenue. La revisitation convoque des thèmes fictionnels annexes, qu’Alfred de Musset exprime sous la forme d’un manifeste du Romantisme, où le mal du siècle convoque une forme de spleen introspectif , un désenchantement face aux idéaux politiques et sociaux, un ennui et une révolte sociale des normes établies. Le chapitre introductif est marquant, avec sa répétition prosodique du son “mal” qui finit par créer une allitération:
[...]Lorsqu’un certain temps de l’existence d’un homme, et, pour ainsi dire, un des membres de sa vie, a été blessé et gangrené par une maladie morale, il peut couper cette portion de lui-même, la retrancher du reste de sa vie, et la faire circuler sur la place publique, afin que les gens du même âge palpent et jugent la maladie.
Ainsi, ayant été atteint, dans la première fleur de la jeunesse, d’une maladie morale abominable, je raconte ce qui m’est arrivé pendant trois ans. Si j’étais seul malade, je n’en dirais rien ; mais comme il y en a beaucoup d’autres que moi qui souffrent du même mal, j’écris pour ceux-là, sans trop savoir s’ils y feront attention
Octave incarne le désenchantement propre à la génération post-napoléonienne : « Une grande génération est morte, une autre ne sait pas encore vivre. » Musset exprime une crise collective qu’il ressent profondément. La perte des idéaux révolutionnaires et l’échec de la monarchie restaurée alimentent ce sentiment d’errance. En ce sens, Alfred de Musset généralise son expérience personnelle de la douleur pour en faire un chemin collectif, comme le suggère la deuxième partie du titre “enfant du siècle”. Le roman ne serait pas autobiographique mais testimonial. La paradoxe et la complémentarité s’inscrivent donc dans un hiatus ontologique où le particulier de la parole confessionnelle d’un être singulier entre en conflit avec la position communautaire du témoignage. Bien que le roman s’inspire de la vie de Musset, il ne s’agit pas d’une autobiographie stricte. Certains critiques, comme Jean-Marc Hovasse, soulignent l’intention de l’auteur d’élever son expérience personnelle à une réflexion universelle sur le mal de vivre. Pour Hovasse, Octave est « à la fois Musset et tout homme touché par l’inertie morale du XIXe siècle. » Ce caractère universel est renforcé par le choix de Musset de ne jamais nommer précisément son amante, la rendant ainsi symbolique de toutes les trahisons amoureuses. Si le roman se base indéniablement sur des éléments biographiques, il transcende la simple confession pour devenir une méditation sur l'amour, la désillusion et la condition humaine. Le désarroi est suscité par une désillusion politique qui bouleverse une partie des auteurs romantiques, qui, selon Mikhaïl Bakhtine, reprend, dans l’écriture, le thème de l’adversité sous le spectre de la mise à l’épreuve d’un “parvenu admirateur de Napoléon.” Ferdinand Brunetière défend le droit de Musset d’exprimer ce sentiment de désillusion face aux grandes épreuves historiques tout juste passées. La Révolution, l’ère napoléonienne, la Restauration ont créé de grands mouvements littéraires et poétiques féconds, une floraison d’espérance que les auteurs ont embrassée de toute leur soif de changement. Musset se fait le porte-voix de la renonciation aux idéaux dévoyés, ce que lui concède aisément Brunetière, dans un article paru dans la Revue des deux mondes en 1885 :
De même, ceux qui jadis ont raillé « le mal du siècle, » et non pas sans esprit, j’en conviens, ni même sans quelque apparence de raison, que reprochaient-ils, au fond, aux Byron et aux Chateaubriand ou, plus près de nous, — je les ai déjà nommés, — aux Musset et aux George Sand ? Précisément et uniquement d’être George Sand ou Musset. Vos souffrances, leur disaient-ils, et nous aussi, nous les avons connues, mais nous n’en avons pas mené ce bruit et ce tapage ! On nous a trompés, et nous n’avons pas mis nos amours en vers ! Nous avons eu des malheurs en ménage, et nous n’en fîmes point des romans. Que signifient tous ces grands cris ? et que nous veulent toutes ces invectives ? Si nous ne les poussons pas, pourquoi les poussez-vous ? et de quoi vous plaignez-vous, puisque vous voyez bien que nous le supportons ? Êtes-vous d’une autre espèce ? avez-vous le crâne fait d’autre sorte ? Sommes-nous hommes comme vous ? et quel droit avez-vous d’être vous ?
La production dramatique de Musset est passée à la postérité. La Confession d’un enfant du siècle est régulièrement au programme des élèves de lycée, parce qu’il agrège plusieurs niveaux de prise en charge : les mouvements littéraires et le triomphe éphémère du Romantisme, l’autobiographie comme genre, littérature et politique, langue et langage. Il faut un peu de travail critique pour révéler sous les oripeaux de la description d’un amour perdu les couches empilées d’une écriture plurielle. Révéler ou non d’ailleurs, tant l’évocation de la douleur amoureuse est singulière et émouvante, plongée dans le mal/mâle absolu du poison de la jalousie. Citons Portia, où mal définit encore une fois ce qui fait le tragique amoureux :
Ce poison florentin, qui consume une veine,
La dévoue, et ne veut qu’un mot pour arracher
D’un cœur d’homme dix ans de joie, et dessécher,
Comme un marais impur, ce premier bien de l’âme
Qui fait l’amour d’un homme et l’honneur d’une femme !
Mal sans fin, sans remède, affreux, que j’ai sucé
Dans le lait de ma mère, et qui rend insensé.
Wikipedia Alfred de Musset : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_de_Musset
Emmanuelle Lecomte
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