La vieillesse dans Thérèse Raquin : une étude de cas

Emile Zola et ses personnages secondaires

Le jeunisme artistique n’a pas vraiment de place dans la littérature du XIXe siècle. Néanmoins,  la figure de la personne âgée n’apparaît qu’en situation de miroir par rapport aux héros narratifs. Le plus souvent, le vieillard forme couple avec un alter ego plus jeune, en incarnant des métaphores dialectiques qui se complètent, s’affrontent ou se renforcent : le père Goriot/Rastignac incarnent de manière antithétique l’ambition et l’abnégation paternelle; Jean Valjean/Cosette représentent deux formes d’humanité sacrifiées, la figure paternelle protectrice répondant à la pureté juvénile; Don Quichotte et Sancho Panza : l’idéalisme et  ses rêves chevaleresques contre la sagesse pratique et le bon sens paysan. 

 

Dans la littérature du XIXe siècle, les personnages de mères et de femmes âgées occupent une place importante et souvent symbolique. Ils sont généralement associés à des thèmes comme la tradition et la famille, représentation  de la Gervaise de L’Assommoir, le sacrifice maternel de Fantine ou encore la sagesse paysanne de la grand-mère dans La Mare au diable de George Sand, mais aussi à des rôles plus ambigus ou négatifs de figures castratrices comme Madame de Rénal du Rouge et le Noir de Stendhal. Le personnage âgé féminin convoque des symboles complexes puisqu’il reprend les stéréotypes moraux et sociaux du temps. 

 

La vieillesse comme miroir dialectique du roman 

Dans Thérèse Raquin d'Émile Zola, publié en 1867, la figure de la vieillesse est incarnée principalement par Madame Raquin et le vieux Michaud. Ces deux personnages, liés par l'amitié et l'âge, apportent une dimension particulière au récit. Mais Madame Raquin, mère de Camille Raquin qui sera assassiné par l’amant de sa femme au cours d’une promenade sur l’eau, symbolise la morale bafouée et l’impossibilité d’expression des normes sociales. La mère de Camille Raquin incarne un personnage central qui, par son silence imposé à la suite d'une attaque qui la rend muette et paralysée, devient un symbole frappant du regard moral impuissant de la société. 

Madame Raquin, tutrice de Thérèse, exerce une autorité pesante sur sa nièce qui a épousé son fils Camille, où sa présence tutélaire étouffante dévoile une figure maternelle castratrice . Malgré son âge avancé, elle présente les traits inquiétants du féminin présents dans la littérature depuis les premiers visages bibliques : Eve, Dalila et Lilith. Son âge avancé lui confère une aura d'infaillibilité, renforçant ainsi son emprise sur la jeune femme. Son existence figée est rythmée par une ritualisation  immuable, symbolisant l'immobilisme et la stagnation liés à la vieillesse, mais aussi les immobilismes d’une société corsetée, où la cohabitation intergénérationnelle impose aux plus âgés un retrait physique et une autorité souveraine. En somme, la vieillesse dans Thérèse Raquin est représentée comme une période de la vie marquée par la routine, la maladie et la perte d'influence. Les personnages âgés sont souvent présentés comme des ombres, des témoins impuissants des événements qui se déroulent autour d'eux. Or, Madame Raquin est bien celle qui porte l'œil qui comprend la disparition de son fils et voit au-delà des faux-semblants. 

 

 

 

En effet, le personnage connaît un développement au sein du roman. Au début, Madame Raquin,  femme bienveillante et dévouée à son fils Camille et à sa nièce Thérèse, représente l'incarnation des valeurs traditionnelles de la petite bourgeoisie : la droiture, la stabilité, et la famille. Elle est la figure morale qui guide le foyer, assurant le respect des normes sociales et morales. Cependant, après l’assassinat de son fils par Thérèse et Laurent, elle devient le témoin impuissant de la dégradation morale de ces deux personnages. Une fois frappée par la paralysie, elle ne peut plus parler ni agir, pourtant elle voit tout et comprend tout. Son regard devient alors le seul mode d’expression de sa conscience et de son jugement moral. À ce stade, elle incarne un regard moral muet qui observe l'horreur sans pouvoir l'exprimer, renforçant l’idée que la morale sociale, bien que toujours présente, est souvent impuissante face à la déchéance humaine.

Madame Raquin, malgré son silence, est une figure accusatrice. Après avoir compris que Thérèse et Laurent ont tué son fils Camille, elle est incapable de dénoncer leur crime, ce qui rend sa condition tragique. Sa mutité devient symbolique de l'incapacité de la morale à s'exprimer face aux pulsions destructrices des personnages. Cependant, son regard est lourd de reproches, ce qui exerce une pression constante sur les meurtriers, accentuant leur culpabilité et leur paranoïa. Elle passe donc d’une figure d’autorité articulée à une émanation muette de la justice transcendante.

Zola fait de ce regard un juge inquisiteur, une sorte de conscience externe qui hante Laurent et Thérèse. Bien que physiquement silencieuse, Madame Raquin devient une force oppressante qui incarne le jugement moral qu'ils essaient de fuir. Elle est le représentant invisible de la société, qui n'oublie jamais et ne pardonne pas, même lorsqu'elle est réduite au silence.

Le mutisme de Madame Raquin est une métaphore de la morale sociale dans un monde où les pulsions animales (le désir, la violence, la trahison) prennent le dessus. En tant que personnage moral central, son incapacité à parler représente l'échec de la société à articuler une réponse claire face à l'immoralité flagrante. Sa présence silencieuse agit donc comme un rappel constant de la culpabilité étouffée, reflétant le poids des normes et des valeurs que les personnages essaient d'ignorer mais qui continuent de les hanter.

Madame Raquin est condamnée à un rôle de témoin qui ne peut ni punir ni pardonner. Elle incarne une forme de justice divine ou morale qui voit mais ne peut intervenir. Cette impuissance tragique crée un climat de tension où la sanction morale ne peut être exprimée ou réalisée. Cela amplifie l'effet de la culpabilité chez Thérèse et Laurent, tout en renforçant le sentiment de fatalité qui habite le roman.

La vieillesse, dans ce roman, n'est pas simplement une donnée biographique, mais un élément structurel qui façonne les relations, les actions et les conséquences des événements. Madame Raquin propose une figure janusienne à la fois toute puissante puisque dépositaire d’une Vérité immanente et répréhensible, mais fragile par son statut d’âge et de maladie. 

En résumé, la vieillesse dans Thérèse Raquin est un élément structurant qui contribue à créer une atmosphère pesante et à mettre en évidence les contradictions et les tensions qui animent les personnages. Elle est à la fois un obstacle à l'épanouissement des jeunes protagonistes et un élément déclencheur de leur chute. Elle est l'œil qui regarde Caïn depuis la tombe d’Abel. La symbolique chrétienne affleure sous la description sociologique. L’interdiction de voler la vie d’autrui impose le sacrifice des auteurs de ce crime et le suicide des deux amants rétablit l’équilibre universel. Madame Raquin active le châtiment attendu, du fond de sa chaise de paralysée et maintient l’ordre métaphysique par sa vision. 

 

Liens :

- Gallica Madame Bovary https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80210g

- La Normandie de Gustave Flaubert : https://www.normandie.fr/sur-les-traces-de-flaubert-en-normandie

 

Si vous aimez la littérature du XIXe siècle, visitez : Un cas d’école (et pour cause): Madame Bovary de Gustave Flaubert https://www.blogger.com/blog/post/edit/7533446477186630032/7416134405262826224



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