Un toponyme littéraire significatif : La ville de Saumur dans Eugénie Grandet

La toponymie littéraire est l'étude des noms de lieux dans les œuvres. Cette science, concurrente de l'onomastique qui prend en charge le nom propre, met en avant un élément du réel, le lieu, qui joue constamment de la distance entre le fictionnel et le vérifiable, le tangible et l'imaginaire. Immédiatement identifiable, le toponyme peut être utilisé pour explorer des territoires métaphoriques,  réductions représentatives  des thématiques envisagées. 

Balzac situe l'action de son roman Eugénie Grandet à Saumur, une ville qu'il connaît bien. Il décrit des lieux précis, comme la rue du Fort qui se dénomme aujourd'hui “montée du fort”. L'indice vérifictionnel  appelle à une crédibilité renouvelée du récit. L’ancrage géographique apporte à la fois des éléments universaux, Saumur représentant les caractéristiques de la petite ville de province du 19e siècle, sclérosée et sacrifiant les plus faibles. 



“Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?” 

À la question rhétorique d'Alphonse de Lamartine, Honoré de Balzac semble bien répondre par l'affirmative. Le roman s'ouvre sur une description de la ville de Saumur, toponyme qui apparaît finalement au bout de quelques lignes, emblématique des cités de province où se trouvent “ des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoque les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes”. Paris est le cœur brûlant de La Comédie humaine, capitale  riche de promesses quelquefois déçues,  la ville se déploie au fil d'évolutions  dues à la modernisation et à la transformation spatiale vécue par ses habitants,  sous les coups de boutoir du baron Haussmann, véritable démiurge de l'architecture parisienne. Paris reflète les aspirations, les contradictions et les vices de la société française de son époque. 

Honoré de Balzac place la ville de Saumur en antithèse symbolique, véritable incarnation du figement  d'une société corsetée,  immobilisée dans ses principes immuables, où l'argent sert à la fois de Système de mesure et l'idéal à atteindre.

La synecdoque, figure de style où une partie est représentée par le tout ou inversement, convoque le toponyme Saumur comme représentation englobante où les individualités ne peuvent plus être définies. “La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies” dessine une unité de comportements et de pensées certainement réductrice, mais qui exprime bien la volonté balzacienne de montrer l’unanimisme des obsessions des habitants, obsessions principalement tournées vers l’argent. L'argent est la grande affaire des saumurois, l’argent que l'on a , celui que l'on devine chez le voisin, celui qu'on espère, celui que l’on convoite, celui que l'on cache, celui qui condamne. La richesse, loin d'être un élément de libération, incarne une aliénation. La circulation de l'argent, impossible à Saumur où tout n'est que stagnation mortifère, est entravée par des traditions de thésaurisation et d’avarice ancestrales. Cette vie de province mécanique, sans évènement et sans visage,  ne trouve d’énergie que pour cette quête financière qui vient compenser la vanité des existences. D’ailleurs, s’agit-il vraiment d’existences, là où l’essence spirituelle des hommes  se retire au profit de la matérialité de l’argent? 

L’enjeu du toponyme est avant tout de participer à l’effet de réel, c’est-à-dire de favoriser pour le lecteur l’immersion dans la narration au point de donner l’impression, pour un temps, que le texte décrit le monde réel. Pierre Bourdieu décrit dans Les Règles de l’art, les ambitions de cet effacement de la conscience  au profit de l’accord total avec la littérature, en soulignant que cet “effet de croyance repose sur l’accord entre les présupposés, ou plus précisément, les schèmes de construction que le narrateur et le lecteur engagent dans la production de l’oeuvre et qui, parce que possédés en commun, servent à construire le monde du sens commun”. La longue description de Saumur, qui sert d’incipit au roman, est validée par la vision commune de la ville de province. Le succès du roman, qui ne perd rien de son acuité de regard, montre que le rejet du microcosme provincial ne cesse de participer aux constructions sociologiques contemporaines. La description correspond bien à l’expression commune de la ville de province. La description liminaire, avec ses innombrables détails formant une sorte de déambulation touristique, convoque des structures spatiales et temporelles qui fondent l’illusion dans le monde qui nous est présenté : le toponyme affirme ce qui est :

“Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, et remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l’étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ces maisons qui appartiennent à la vieille ville et que dominent les remparts.”

Le toponyme forme une garantie de véracité. Honoré de Balzac a habilement tissé des liens entre la ville fictive de Saumur et la ville réelle. Bien que certaines libertés ont été prises pour renforcer l'atmosphère et les thèmes du roman, Saumur sert de toile de fond tangible et reconnaissable. Le toponyme est un indice du réel qui sert à en créer l'histoire et à donner vie au personnage.

 

Félix Grandet, qui jouit de sa propre avarice, trouve dans la ville de Saumur un creuset qui reflète son âme mercantile et son égoïsme et qui trouve écho dans l'ensemble de la société saumuroise. Si Saumur représente par  métonymie  l'ensemble de ses habitants, Honoré de Balzac ne porte pas d'exception si ce n’est Eugénie, qui sera sacrifiée à l’autel de l’argent. Elle recevra enfin une lettre de celui qu’elle aime, lettre qui l'informe qu'il a contracté un mariage d'argent avec une certaine demoiselle d'Aubrion. Eugénie se résigne alors à une union avec le vieux président du tribunal Cruchot de Bonfons.

“Néanmoins monsieur le Président de Bonfons (il avait aboli le nom patronymique de Cruchot)  ne parvint à réaliser aucune de ces idées ambitieuses. Il mourut 8 jours après avoir été nommé député de Saumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais à fond, le punissait sans doute de ses calculs et de l'habileté juridique avec laquelle il avait minuté son contrat de mariage.”

Le toponyme s’associe aux sacrifices.

 

Chaque saumurois porte une part de cette avarice, par cupidité ou par conformisme. Honoré de Balzac a beau jeu de ne pas préciser nominativement les  concupiscences et les tractations avaricieuses des personnages, Saumur résume tout. À travers le toponyme, Honoré de Balzac montre que même la nature, la météorologie, est confrontée aux calculs de Saumur : 

“D'un bout à l'autre de cette rue, l'ancienne Grand’ Rue de Saumur, ces mots : voilà un temps d'or!  se chiffrent de porte en porte. Ainsi chacun répond-il aux voisins : Il pleut des louis, en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte.” 

 

Saumur est indissociable de la figure de Félix Grandet, père d'Eugénie Grandet, dont la maison délabrée, située dans la rue du Fort,  ne reflète en rien la situation patrimoniale du marchand de vin, qui a fait fortune grâce à la conservation. 

Curieusement, la sonorité du toponyme “Saumur “convoque aussi la thématique de la sauvegarde et la protection, la saumure étant une préparation liquide fortement salée, parfois additionnée d'aromates et d'ingrédients divers, destinée à la conservation de certains aliments. Saumur est la ville où l’on conserve l’argent comme la saumure conserve les aliments. Saumur, en tant que toponyme littéraire, est donc beaucoup plus qu'un simple lieu géographique dans Eugénie Grandet. Il est chargé de significations multiples et d'ambiguïtés qui enrichissent la lecture du roman. 

 

En utilisant Saumur, Balzac crée un espace à la fois réaliste et symbolique, permettant aux lecteurs de saisir les tensions entre le provincialisme et l'aspiration au changement, entre la tradition et le désir de modernité. Ce choix toponymique est un outil puissant dans l'arsenal narratif de Balzac, contribuant à la profondeur psychologique et sociale de son œuvre.

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