“Rose” est une courte nouvelle de Guy de Maupassant publiée en 1884. Forme de confession narrative entre deux femmes du monde au cours d'une promenade en calèche, le jour de la fête des fleurs à Nice, la nouvelle rapporte le récit de l'arrestation de Rose, servante dévouée et austère au service de l’une d’elle, qui se révélera être un homme accusé de meurtre et de viol. En abordant de manière directe les thèmes tabous de la sexualité, du travestissement et des questions de genre, Maupassant compose un récit ambigu, où la forme novellisée, de par ses caractéristiques (brièveté, concentration de l’intrigue, visée morale), n'offre pas de réponse absolue. Le trouble sexuel, notamment marqué par les derniers mots de la nouvelle où le regard de Madame est qualifié de sphinx, impénétrable et mystérieux, suppose une équivoque englobant les rapports de classe entre maîtres et serviteurs et l’attirance sexuelle due à la promiscuité spatiale et émotionnelle .
Dans la nouvelle "Rose," Guy de Maupassant utilise une narration réaliste pour mettre en lumière les rapports de classe au sein de la société française de la fin du XIXe siècle. À travers la relation complexe entre Rose, la servante, et sa maîtresse Madame Simone, Maupassant déploie un tableau dialectique des dynamiques de pouvoir et d'assujettissement réciproque. Récit à la fois freudien et satire sociale acerbe, la relation érotisée entre maîtres et servants métaphorise les sinuosités de la structure sociale verticalisée de l'époque. En effet, Maupassant ne se contente pas de représenter la relation maître-serviteur comme une simple subordination ; il la développe en une métaphore des inégalités sociales et des tensions entre les classes. La figure de Rose incarne la condition de la domesticité, où le serviteur est à la fois indispensable et invisibilisé, une présence qui rappelle le « sous-prolétariat » domestique de la société bourgeoise.
De plus, la conversation entre les deux femmes souligne les interactions libidineuses entre les femmes et les membres masculins de la domesticité, où l’amour de ces derniers est encore une fois contenu dans une forme de domination, où la sanction directe -le renvoi- sert au maintien social. Impensé social du temps, quand les relations entre les maîtres de la maison et les petites bonnes sont monnaie courante, les relations entre les maîtresses et les domestiques hommes restent largement prohibées, car le risque de “batardisation” de la maisonnée interdit ces rencontres à risque.
Les maîtres, de leur côté, sont des figures de la bourgeoisie, qui tirent leur pouvoir non seulement de leur statut économique, mais aussi de leur habitus, terme emprunté à Pierre Bourdieu pour décrire l’ensemble des dispositions intériorisées qui façonnent le comportement, les goûts et les pratiques d’un individu en fonction de son appartenance sociale. Cet habitus bourgeois se manifeste dans leur manière d'interagir avec Rose, marquée par une distance condescendante et une certaine assurance de supériorité, mais également par des attentes implicites de servitude fidèle et silencieuse. Mais la faille narcissique qui impose le service les met aussi à la merci de la domesticité, tant ils sont dans l’incapacité à se montrer autonomes. Madame Simone prend des habitudes de “paresse excessive”, le rapprochement des corps n’est rendu possible que par la défaillance des maîtres à prendre en charge leur propre besoins essentiels comme la toilette. Maupassant construit une opposition claire entre les classes sociales par le biais de la relation de servitude entre Rose et ses maîtres, mais il en souligne également l'interdépendance. Rose est décrite de manière récurrente avec des termes qui évoquent la soumission : "timide", "rougissante". La lexicalisation de la servitude n’est pourtant jamais univoque, parce qu’elle est contrebalancée par l’aveu indirect de la propre soumission de Madame Simone. Ainsi, cette position de soumission est également un point d'ancrage pour le pouvoir tacite que Rose exerce sur ses maîtres. Le travestissement de Rose, le passage de l’état social d’homme à l’état social de femme, reflète les possibilités de manipulation induites par les besoins des maîtres. Le brouillage identitaire devient un brouillage des interactions sociales et de la distribution de pouvoir réel. La dynamique entre Rose et ses maîtres montre la fragilité des positions et comment l’habitus bourgeois est construit sur des bases peu ancrées. La domination plus ou moins consentie est affaire d’un consensus que les servants peuvent à tout moment mettre à mal, provoquant l’insécurité des maîtres et leur volonté de réassurer les principes de l’ordre établi, ce qui explique en partie leur besoin de maintenir Rose dans une position subalterne. Paradoxalement, cette tentative de domination révèle donc également leur propre vulnérabilité : sans Rose, l'équilibre de leur foyer et, par extension, leur statut social est en péril. Rose incarne le paradoxe du serviteur qui, en servant, exerce une forme de pouvoir tacite sur ceux qu'il sert. Les maîtres, quant à eux, bien que dominants socialement et économiquement, se retrouvent vulnérables à la nécessité de maintenir une bonne relation avec leur domestique, indispensable à leur confort et à leur réputation sociale, reflet fidèle de la société de la fin du XIXe siècle, marquée par des divisions de classe profondes et des dynamiques complexes d’assujettissement et de domination. Les nuances du rapport de force entre les classes révèlent une fluidité évolutive dans le temps. Si le pouvoir, dans "Rose", n'est pas absolu, les hégémonies fluctuantes sont en fait subjectives et parfois même illusoires, au défi de la réalité matérielle des corps et de la sujétion instable. La servante, en apparence la plus faible, détient un pouvoir crucial sur ses maîtres, une idée qui déstabilise la hiérarchie sociale rigide de la bourgeoisie.
La sexualité est aussi liée au pouvoir. L’accès au corps de madame Simone est prévu par le rapport social lié au travail, mais il est bouleversé ici par l’ambiguïté du genre. Le travestissement de Rose abolit l’innocence du contact charnel, et rend difficile de définir la nature exacte du lien. Le refus initial du contact physique, marqué par une triple négation ”jamais je ne sentais ses mains sur moi, et rien ne m’est désagréable comme le contact des mains d’une bonne”, est peu à peu réinvesti par une sensualité nouvelle, sans que Guy de Maupassant n’explique si le conflit de genres est le stimulant à l’érotisme. Le sous-texte homosexuel qui court à la fin du texte n’est en effet jamais totamement exposé, toute interprétation de cette relation comme "amoureuse" doit tenir compte des normes sociales de l'époque. La suggestion d'un amour romantique ou sexuel entre deux femmes, surtout de classes sociales différentes, aurait été perçue comme transgressive. Maupassant, connu pour ses récits qui explorent les zones d'ombre de la psyché humaine et les complexités des relations sociales, utilise ici cette relation pour défier subtilement les attentes du lecteur, en offrant une représentation ambiguë qui peut être lue de multiples façons. Maupassant installe des relations à double ressort, la complicité sensuelle entre les deux femmes est légitimée par la reconnaissance de Rose en tant qu’homme, mais cette légitimité est de courte durée. Rose, de son vrai Jean-Nicolas Lecapet, est un criminel qui a abusé du corps d’une femme.
L’interdit homosexuel qui n’a été qu’un instant levé revient sous la forme d’une autre excommunication, celle de l’attirance vers une autre forme de transgression, la fascination envers ces formes de sadisme tels que le Marquis de Sade a pu décrire. Le sadisme, dans "Rose", se manifeste initialement à travers les attitudes et les comportements des maîtres envers la servante. Mais la violence est retournée par la révélation identitaire qui vient remettre en question l’équilibre basée sur les inégalités de classe. La violence symbolique de la domination est surpassée par la violence réelle de Jean-Nicolas Lecapet, acte de violence ultime qui peut être interprété de plusieurs manières. Si le texte de Maupassant ne décrit pas directement un meurtre explicite, il utilise souvent la notion de "meurtre symbolique" pour illustrer la destruction morale et psychologique d'un personnage. Le meurtre de l’homme vient pondérer la violence exercée sur Rose. Rose, en tant que domestique soumise à la volonté de ses maîtres, est "assassinée" chaque jour, non pas littéralement, mais symboliquement, par les attentes inhumaines et l'exploitation sans fin. Ce meurtre symbolique est renforcé par le choix des mots de Maupassant, qui évoque la dégradation de l'âme et de l'esprit de Rose sous la tyrannie de ses maîtres. De plus, le meurtre est une métaphore puissante de la révolte latente dans le cœur de ceux qui sont opprimés. Bien que Rose ne commette pas de meurtre dans le texte, l'idée même de la rébellion violente contre ses oppresseurs est une possibilité tacite, une menace sous-jacente qui hante le récit. Le meurtre, dans ce sens, devient une libération ambiguë, une rupture définitive avec l'ordre social oppressif, mais aussi un acte de désespoir ultime.
D’un point de vue chronologique, il est important de souligner que le meutre anticipe la violence à subir, l’homme Lecapet venant cherher l’expiation de ses fautes dans sa condition de femme sadisée.
Il est fascinant que ce texte placé sous le signe des fleurs à travers son titre convoque une approche du conflit sous plusieurs formes ; conflit social, de classe, de sexe, du désir. Maupassant a rédigé plus de 300 nouvelles et six romans en une petite dizaine d’années. Fasciné par Sartre, à qui il emprunte un pessimisme incrédule et la dénonciation des hypocrisies morales ou religieuses, Maupassant représente la condition féminine comme victime institutionnalisée par la misogynie du temps et les carcans impossibles à dépasser. Rose est un ailleurs par madame Simone, trouble par son hybridité, inaccessible par sa condition, mais doublement condamnée, par l’affermissement des oppositions entre les classes sociales et la relégation du statut féminin.
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