Le titre est le premier contact du lecteur avec le texte. Sous forme d'invite, court, nominalisé, intriguant ou humoristique, il recense à lui seul un faisceau générique et sémantique qui forme un canvas que le corps du texte va venir réactiver ou pas. Pierre Bayard a démontré, dans Comment parler des livres qu'on n'a pas lu, que la simple évocation du titre peut servir de support à un discours approfondi, pour peu qu'il puisse déclencher des remémorations d'indices contingents suffisants : genre, auteur, sujet. Leo Hoek , théoricien fondateur de la titrologie moderne reconnu par Gérard Genette, a entrepris une étude exhaustive sur les titres dans son essai La Marque du titre, dispositifs sémiotiques d'une pratique textuelle . Il y recense toutes les formes que peuvent prendre la syntaxe, la sémantique, la sigmatique et la pragmatique du titre. Selon lui, "le titre a la primauté sur toutes les autres éléments composant le texte. Nous parlons ici de primauté dans un sens double : le titre est à la fois cet élément du texte que l'on perçoit le premier dans un livre, mais aussi un élément autoritaire, programmant le texte. Cette suprématie de fait influence toute interprétation possible du texte."
Si la très grande majorité des œuvres comportent un titre, un rapide regard taxinomique dévoile des caractéristiques particulières pour le roman humoristique. En effet, les titres prolixes des ouvrages des XVIIe et XVIIe siècles se départissent de leurs apports descriptifs au XIXe siècle et n’ont pas d’équivalents de nos jours, si ce n’est à des fins parodiques. Or, l'intitulation des romans humoristiques suivent des règles divergentes de celles des romans classiques et conservent des titres inflationnistes plus ou moins informatifs, quelquefois sous forme de phrase sujet-verbe-complément. Les phénomènes syntaxiques et sémantiques ressortent donc d'une pratique générique qui va servir d'index de classification.
Il faut s’interroger pour comprendre si l’irrévérence du titre, rapport premier du lecteur à l’œuvre, tend à déstabiliser l’autorité intellectuelle de l’auteur. Ces titres qui portent atteinte à la censure et aux bonnes mœurs, en proposant des œuvres hétérodoxes mais non marginales, bouleversent sur le plan axiologique le champ littéraire. D'abord parce que le style potache est généralement associé à une écriture jeune et que le roman humoristique n'est pas nécessairement le produit d'un auteur jeune. Si l'auteur commence jeune sa production humoristique, la question de l'âge ne pose pas de frein à la poursuite éditoriale. Fréderic Dard, né en 1921, publie ses premiers romans à 19 ans. Les aventures de San Antonio aux intitulés alléchants par leur grivoiserie et leur crudité, J'ai bien l'honneur de vous buter, Faut-il vous l’envelopper ?, En avant la Moujik ou Remets ton slip, gondolier forment une partie du catalogue des opus liés à San-Antonio, pseudo de Frédéric Dard, ce qui prouve bien que la consécration de l'auteur acquise avec le temps et la maturité invalident la question de la contrainte de l'âge, le dernier opus publié par Frédéric Dard, Napoléon Pommier ayant été publié en 2000. La fonction informative, est totalement sacrifiée au profit de la fonction apéritive chez Dard, le mystère persiste autour du récit que le titre ne vient pas signifier. Mais le titre occupe la fonction de communication et de classification en anticipant l'humour. Ainsi, l'esprit satirique et le goût pour la dérision forment les bases du contrat de lecture. Or, si l'on considère que les instances de consécration (Académie française, membre de jurys littéraires, médailles académique) ne connaissent, au mieux, Frédéric Dard que par les titres de ses ouvrages les plus vendus, il faut observer que l'auteur a voulu préserver son image d'auteur respectable en divisant sa production littéraire en ouvrages humoristiques et ouvrages sérieux à travers le pseudonymat. Son nom de naissance est accolé aux titres neutres tandis que la signature San-Antonio est réservée aux titres licencieux. La trivialité du titre provoque un déficit de légitimité en cas de transfert dans la littérature sérieuse, qu'il s'agit ici de compenser par le recours à un autre nom. Curieusement, Frédéric Dard a anticipé dès l'origine ce déficit statutaire en signant du nom du personnage San-Antonio ses oeuvres aux titres les plus racoleuses : Salut mon pope en 1966, Alice au pays des merguez en 1986, Ma Cavale au Canada en 1989.
Le titre humoristique concourt à l’efficacité du texte en participant à un maillage interprétatif . En déclarant leur spécificité esthétique dans le titre, les œuvres humoristiques doivent assumer un horizon d’attente du lecteur qu’il s’agira de prendre en charge dans le corps du texte.
Même s’ils ne sont pas toujours attribuables à l’auteur et même si tous leurs effets ne sont pas prévisibles et contrôlables, les titres sont évidemment intentionnels. Ils obéissent à des règles communes ou singulières que l’auteur – sinon le traducteur ou l’éditeur – a adoptées et qui composent une poétique. On peut dégager des habitudes, des usages liés à une époque, à un genre littéraire, à une collection ou à un écrivain. Il en va ainsi pour les longs « titres-arguments » de la Renaissance, les vers liminaires servant de titres de poèmes, les formules stéréotypées de la collection Harlequin et les intitulés accrocheurs ou irrévérencieux de San-Antonio.1
Dans le contexte littéraire et académique, l'ethos d'un auteur se réfère à la manière dont l'auteur projette son image, son autorité et sa fiabilité à travers son œuvre. Frédéric Dard élabore donc un double ethos qui correspondent à sa double production, ratifié par la scission onomastique. Sa crédibilité n'est pas entachée par le titre humoristique grâce au pseudonyme. En s'opposant par le titre aux impositions de l'ordre littéraire, il revendique des droits implicites : droit à la disruption, à l'immoralité. En cela, il interpelle un lecteur capable d'assumer le titre et ce qu'il implique. L'ethos sous-entendu dans le titre humoristique de Frédéric Dard inclut également les valeurs et la moralité de l'auteur mais aussi les valeurs et la moralité de son lecteur.
Emmanuelle Lecomte
1. Roy, Max. "Du titre littéraire et de ses effets de lecture." Protée, volume 36, number 3, winter 2008, p. 47–56. https://doi.org/10.7202/019633ar
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