L'écriture synesthésique de Vladimir Nabokov,.

Vladimir Nabokov souffrait d’un mal qui semble affecter un certain  nombre d'auteurs, la synesthésie, aussi connue sous le nom de synesthésie « graphèmes-couleurs », affection où  les lettres de l'alphabet et les nombres peuvent être perçus en couleur. La synesthésie fait l’objet de nombreuses études entre 1860 et 1930, années pendant lesquelles des conférences internationales européennes eurent lieu, avant de sombrer dans l’indifférence. Un certain regain d’intérêt  pendant les années 1980, un siècle après sa première apparition dans l’histoire des sciences médicales. a permis des avancées médicales. Contrairement à des troubles neurologiques, la synesthésie n'est pas considérée comme une pathologie ou une maladie. Les personnes synesthètes ne souffrent généralement pas de cette condition ; au contraire, beaucoup la perçoivent comme un enrichissement de leurs perceptions sensorielles. Les études ont montré que les synesthètes peuvent avoir une mémoire améliorée pour certaines informations, comme les dates ou les noms, grâce aux associations supplémentaires qu'ils font entre les sens.

Dans la période de reflux, voire d’oubli relatif, furent néanmoins publiés des témoignages importants comme le livre de mémoire de Vladimir Nabokov, Autres Rivages. Publié en 1947,  le second chapitre de ces mémoires contient ce qu’il appelle sa confession de synesthète : « La sensation de couleur paraît être déterminée, chez moi, par l'acte même de former avec la bouche une lettre donnée tout en m'en représentant le tracé écrit. Le a de l'alphabet anglais […] a pour moi la nuance du bois sec, mais un a français évoque l'ébène poli. Ce groupe noir comprend aussi g dur (caoutchouc vulcanisé) et r (un chiffon noir de suie qu'on déchire). N bouillie d'avoine, l nouille molle, et le miroir à main au dos d'ivoire de o, voilà pour les blancs. […] Si l'on passe maintenant au groupe des bleus, il y a x couleur d'acier, l'horizon indigo sombre de z, et le k myrtille.»

Mais ce n'est pas la seule évocation de la sensibilité perceptible de l'auteur : la lumière est métaphoriquement associée aux joies de l'enfance  tandis que les représentations sensorielles participent à des descriptions évanescentes, pleines de doute sur la frontière entre réel et imagination. 

 

La synesthésie est un phénomène perceptif où une stimulation sensorielle entraîne une réaction automatique et involontaire dans un autre mode sensoriel. Chez Marcel Proust, cet aspect se manifeste de manière significative et complexe, jouant un rôle fondamental dans son œuvre majeure, À la recherche du temps perdu.  Proust utilise la synesthésie non seulement comme un outil stylistique, mais aussi comme un moyen d'exploration des profondeurs de la mémoire involontaire. L'exemple le plus célèbre de cette approche est la scène de la madeleine trempée dans le thé, où une simple sensation gustative déclenche une avalanche de souvenirs enfouis. Ici, le goût et l'odeur deviennent des catalyseurs de la mémoire, permettant à l'auteur de revivre un passé lointain avec une intensité sensorielle particulière. Dans À la recherche du temps perdu, les descriptions synesthésiques abondent, brouillant souvent les frontières entre les sens. Par exemple, les couleurs peuvent être décrites avec des nuances olfactives, et les sons évoquent des impressions visuelles. Ces correspondances sensorielles enrichissent le texte en créant un univers où les perceptions sont étroitement liées, traduisant une réalité intérieure subjective, où chaque sensation est porteuse d'une signification émotionnelle et temporelle. La synesthésie chez Proust dépasse la simple figure de style; elle devient un vecteur pour exprimer l'indicible, pour capturer l'essence fugace du temps et de la mémoire. Elle révèle également la manière dont l'auteur perçoit le monde : un monde où les frontières entre les sens sont poreuses, où chaque perception est une entrée vers une expérience totale. Ce phénomène peut être interprété comme une illustration du modernisme littéraire, où l'expérience subjective de la réalité prend le pas sur une représentation objective.

 

 

Le poème "Voyelles" d'Arthur Rimbaud, écrit en 1871, est une œuvre emblématique du symbolisme et de la modernité poétique. Dans ce sonnet, Rimbaud attribue à chaque voyelle une couleur particulière, créant une synesthésie saisissante qui ouvre la voie à de multiples interprétations. 

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Les correspondances établies par Rimbaud ne sont pas systématiquement expliquées dans le texte, laissant place à l'imaginaire du lecteur. Chaque couleur évoquée peut être vue comme une porte ouverte sur des univers sensoriels et émotionnels complexes. La synesthésie, dans ce contexte, désigne la fusion de deux ou plusieurs sens en une seule expérience perceptive. Rimbaud associe ainsi des perceptions visuelles (les couleurs) à des sons (les voyelles). Ces associations ne sont ni conventionnelles ni évidentes, mais elles créent une relation suggestive entre les couleurs et les sons, ouvrant un champ d'interprétations symboliques. Rimbaud, en proposant ces correspondances, transcende les limites du langage conventionnel. La synesthésie lui permet d’explorer de nouvelles formes d’expression poétique, où les sons et les couleurs se rejoignent pour créer une expérience sensorielle totale. Le poème devient alors un espace où les perceptions se mélangent, où les mots eux-mêmes deviennent des objets sensibles, porteurs d'une multiplicité de significations.

 

 

Autres Rivages, le grand récit autobiographique de Vladimir Nabokov est l'occasion d'exposer ses expériences synesthésiques et de revendiquer une poétique de la perception différenciée. Pour Nabokov, la situation semble tout à fait ordinaire, puisque sa mère  semble atteinte du même phénomène, qu’aucun des deux ne vit comme une affection mais plutôt comme une particularité : « Mais à ma mère, tout cela semblait tout à fait normal (…) Je fis remarquer en passant à ma mère que les couleurs étaient toutes fausses. Nous découvrîmes que certains lettres avaient pour elle la même teinte que pour moi, et que en outre, des sons musicaux déterminaient chez elle des sensation visuelles ». Les lettres colorées ne sont pas une source d'interrogation parce qu’elles s’imposent, et que le partage d'expérience vient authentifier le phénomène. Le travail d’écriture ne vient qu’entériner le phénomène, le décrire avec poésie mais il n’y a pas de transfiguration par l’écriture. Au contraire, l’écriture vient authentifier ce qui pourrait n’être considéré que comme une forme de délire. Vladimir Nabokov, enfant,  a interprété sa synesthésie comme une forme particulière de cécité.  Cette expérience du voir autrement fait écho avec le renouveau visuel que lui apporte la peinture impressionniste qu'il a pu « voir des milliers de fois sans les visualiser convenablement » La perception n'est jamais fixée pour Nabokov, toujours sujette au doute.  

La couleur idéalisée de Nabokov entre dans un double discours qui mêle une véracité rigoureuse et un imaginaire éclatant de chromatisme bariolé. Il évoque son enfance avec  toute une sérié d’évocations de brillance et d’éclat, donnant tout son poids à l’expression  enfance dorée : « Je revois avec le plus de netteté la rivière pailletée de soleil, le pont, l’éblouissant fer-blanc d’une boite de conserve oubliée sur son parapet de bois par un pêcheur ». Pour retranscrire le bonheur d’être un enfant aimé, et même le préféré de ses parents, c’est l’éclat du soleil et des pierres précieuses qu’il convoque, « les couleurs en cascade» viennent réécrire le sentiment d’ ineffable plénitude de l’enfance : « étangs saphir », « yeux de porcelaine bleue », « le fond cobalt  d’un midi d’été », « les ampoules électriques de couleur- saphir, émeraude, rubis », « des éclairs de galon d’or », « des rubis foncés sur le feuillage », cette pluie précieuse rappelle  de  trésors des pirates de l’enfance. Nabokov ne décrit pas la couleur telle qu’il la voit mais il charge sa description en sémantique éclairante. Il convoque la couleur comme élément de sens dans les deux acceptations du terme, comme élément qui a du sens et comme élément des sens. D’ailleurs, la vue matérialisée en de « lumineux blocs de perception » décrit sa manière de percevoir comme à la fois claire -lumineux-, et obscure -blocs-.   

Il n’est  étonnant que Nabokov cite Thomas Milton et son Lost Paradise , tant  Autres Rivages  est une ode aux « verts paradis de l’enfance, l’innocent paradis, pleins de plaisirs furtifs » de Charles Baudelaire. Ce paradis perdu, fait de « miniatures translucides, pays des merveilles de poche », décrit une période idyllique et heureuse, marquée par la richesse culturelle, la stabilité familiale, et une profonde connexion avec la nature.. Ici, la couleur n’est pas regardée parce que le travail de l’écrivain la sublime, la transcende. Elle n’est qu’illusion parce qu’elle manifeste d’une projection poétique établissant un univers onirique et joyeux.

D’où sa fascination pour les arc-en-ciel, qu'il décrit comme un « arrangement fortuit de couleurs », « entité prismatique » dans un paysage. L’arc-en-ciel peut être pris en compte comme la somme de toutes les couleurs donc comme la somme de tous les Possibles, phénomène à la fois réel et illusion.  Pour Nabokov, l’écrivain de l’exil, le jeune russe blanc qui prit la fuite avec sa mère, l’écrivain de tous les continents, le phénomène est la concrétisation de L’Eden  : c’est un endroit par essence inaccessible puisque son origine réelle n’est que dans l’imaginaire des enfants . Or Nabokov, comme tous les enfants,  a besoin de savoir qu’il existe un Ailleurs protecteur.

La perception est aussi impactée par ce que Nabokov appelle par ce que Nabokov appelle « le disque lumineux de ma mémoire »,  venant greffer des substrats d’expériences temporels qui changent l’intensité et le sens des évènements perçus. Car la mémoire vient traduire en teintes certains évènements : « Je regardais les activités de mon père à travers un prisme bien personnel, et qui divisait en de multiples couleurs enchanteresses la lumière assez austère que mes professeurs apercevaient. » Pour cet  auteur, mémoire et sensations visuelles sont étroitement liées : «  Peut-être suis-je attaché à l’excès à mes toutes premières impressions, mais après tout je leur dois de la reconnaissance. Elles m’ont montré le chemin d’un véritable Éden de sensations visuelles et tactiles. », et aussi, «  j’assiste avec plaisir à l’exploit suprême de la mémoire, à cet usage magistral qu’elle fait des harmonies innées lorsqu’elle rassemble au bercail des tonalités interrompues et errantes du passé ». Donc le passé s’évoque grâce à des émotions teintées . De fait, la mémoire n’étant pas gage de vérité, l’auteur accepte de neutraliser la portée du souvenir en utilisant un verbe de perception qui  dénote l’incertitude «  il me semble voir, du coin de l’œil de mon souvenir, les ondulations de la cape d’Ordo », la scène se déroulant « dans le salon flou de notre appartement à Biarritz » La mémorisation ne permet pas toujours de restituer un chromatisme qui pourrait être vérifiée. Les comptes-rendus perceptifs modalisés (il me semble que, j’ai l’impression (visuelle) que) rendent mieux compte de la réalité psychologique de son expérience , du fait qu’ ils isolent du fait éventuellement perçu, qui ne lui correspond que de manière contingente. 

Dans la perception visuelle, nous avons l’impression d’être en rapport immédiat avec le monde physique et les  évènements colorés tandis que le travail de reconstitution littéraire est en quelque sorte différé et sujet aux diverses manipulation du langage et des contraintes scripturales. Lorsque nous regardons la couleur, selon le principe de Michel Pastoureau, nous ne pouvons pas l’écrire sans que les transformations langagières imposent la création d’un univers autre, né de la perception à laquelle. 

Chez Nabokov, l'évènement sensoriel est sujet au scepticisme et à l'indécision, sans entraîner chez le narrateur un sentiment de fragilité. La synesthésie convoque un autre monde pour le jeune héros. Cette enfance privilégiée et préservée, en dehors des difficultés communes, offre les conditions d'une observation apaisée, sans les railleries extérieures. Le trouble perceptif, l'indécision sensorielle et le flou métaphysique peuvent donc se vivre sans crainte.

 

Emmanuelle Lecomte

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.

Créez votre propre site internet avec Webador