Déclassement et marginalité dans la littérature américaine. Cas croisés de Raymond Carver et Hubert Selby, Jr.

La littérature américaine accueille des auteurs qui sont moins soumis à des conditions d'émergence hétéronomes. Les institutions littéraires, les maisons d'éditions, les structures de parution, à la fois plus nombreuses, moins centralisées et plus susceptibles de prendre en charge un discours du réel, entreprennent de bouleverser la vision prescriptive  de la définition légitime de l'art et de l'artiste. En acceptant des entrants qui ne sont pas issus du processus habituel de la consécration littéraire (université, atelier d'écriture),   les instances de .promotion américaines stimulent la consécration d' œuvres  iconoclastes. Si le héros déclassé est un topos (Les raisins de la Colère de John Steinbeck, Americana de Don DeLillo, Sale temps pour les braves de Don Carpenter), la figure de l'auteur marginalisé entre en résonnance avec l'acte d'écriture. L'œuvre romanesque manifeste un jeu d'indices autobiographiques, où les effets du réel viennent menacer les caractéristiques du roman et où le je autobiographique affleure dans le texte. Raymond Carver er Hubert Selby sont deux exemples de ces marginaux de l'écriture, dont la vie chaotique a stimulé une écriture nerveuse, syncopée,  au profit de l'évocation de vies aussi mutilées que les leurs. 

Lorsqu'il s'agit d'évoquer les œuvres de Raymond Carver et de Hubert Selby, il est difficile de s'écarter des préceptes de Sainte-Beuve, qui incitent à interpréter les éléments autobiographiques dans le texte. Il est frappant de constater à quel point la biographie de ces deux auteurs forment un lien avec leur écriture. Auteur incontournable de la littérature américaine, né à Brooklyn en 1928, Hubert Selby Jr. publie son premier roman, Last Exit to Brooklyn, en 1964. Cette parution va  entraîner un procès pour obscénité et l'interdiction du roman en Italie. L’auteur le résume ainsi : « Quand j’ai publié Last Exit to Brooklyn, on m’a demandé de le décrire. Je n’avais pas réfléchi à la question et les mots qui me sont venus sont : « les horreurs d’une vie sans amour». ».  À seize ans, il s'engage dans la marine marchande, mais  la tuberculose dont il est atteint lui interdit de poursuivre la carrière militaire. Il démissionne et est hospitalisé durant quatre ans. Sa vie devient une longue errance où il va expérimenter la maladie, l'alcool, la drogue, les hôpitaux psychiatriques et même la prison. Accro à l'héroïne - expérience qui lui inspirera notamment Requiem for a Dream en 1978 - il décède en 2004.

Raymond Carver est lui issu d'une famille de Yakima, dans l'État de Washington. Son père, alcoolique,  travaillait comme ouvrier dans une scierie, tandis que sa mère était parfois serveuse ou vendeuse. Il se marie jeune et attend son deuxième enfant à 20 ans.  Après son baccalauréat au lycée de Davis, Carver exerce et entretient sa famille en tant que portier, ouvrier dans une scierie ou vendeur. Raymond Carver s'intéresse à l'écriture après son déménagement en Californie et suit des cours d'écriture et de création avec le romancier John Gardner, qui eut une influence considérable.

 

L'expérience intime du déclassement a des répercussions visibles dans les deux itinéraires d'écriture

Hubert Selby Jr. explore  le thème du déclassement en pratiquant une écriture non conventionnelle, qui n'est pas sans rappeler les innovations stylistiques de Louis-Ferdinand Céline. Il illustre la déchéance sociale et économique de ses personnages, souvent exacerbée par des contextes urbains oppressants, dans une langue faite d'onomatopées et à la syntaxe mouvante. Dans Last Exit to Brooklyn, la fatalité qui entrave le destin des personnages  nous plonge dans un Brooklyn post-industriel en déclin, où les personnages sont souvent prisonniers d'un environnement désespéré. Le roman dépeint une société où les valeurs morales et les structures sociales sont en ruine, conduisant à un déclassement inévitable pour ses habitants. Harry, protagoniste de la nouvelle "La grève", finira assassiné après une brève tentative de séduction homosexuelle, empalé à un poteau, démantibulé et agonisant. Hubert Selby utilise une prose brutale et fragmentée , proche de la langue parlée, pour refléter la violence et la désintégration sociale. Tralala, prostituée alcoolique de 18 ans, finit dans un terrain vague, "étendue nue couverte d'urine, de sang et de sperme", un balai enfoncé dans le vagin, après avoir subi viols et violences de 50 hommes déchainés. L'abjection le dispute à  l'ignominie. La vision  documentaire découle de la vie de toxicomane de Selby qui l'a entraîne dans les bas-fonds de New York. Si les faits relatés ne sont pas réels, ils convoquent pourtant la cruauté qui règne dans le monde interlope de la marginalité et de la toxicomanie. Dans ces territoires où la survit met en action la face la plus sombre de l'humanité, Hubert Selby choisit la médiation de l'écriture pour affronter l'indicible. L'inhumanité extrême plonge les nouvelles dans la sphère du fantastique, tant le réel devient difficile à aborder.

Requiem for a Dream, publié en 1978, aborde le déclassement sous un angle différent, celui de la dépendance et de l'illusion du rêve américain. Les protagonistes, Harry, Marion, Tyrone et Sar aspirent à l'élévation sociale promise par le rêve américain, mais les déterminismes et la fatalité empêchent la réalisation de ces rêves. Selby décrit avec une précision impitoyable comment leurs aspirations à la réussite et au bonheur se transforment en cauchemars de dépendance, de criminalité et de dégradation physique et mentale. Le roman est une critique acerbe de la société de consommation et de la recherche effrénée de succès, montrant comment ces quêtes peuvent conduire à un déclassement rapide et irrémédiable. L'œuvre de Selby est marquée par une vision pessimiste de la société moderne, où le déclassement n'est pas seulement une conséquence des actions individuelles, mais également le résultat d'un système social et économique impitoyable. Les personnages de Selby sont souvent en marge de la société, victimes d’un environnement qui ne leur laisse aucune chance de s'épanouir. Son style littéraire, caractérisé par une syntaxe anarchique et une absence de ponctuation traditionnelle, renforce le sentiment de chaos et de désespoir. La force des romans de Selby réside dans sa capacité à humaniser ces figures déclassées, à leur donner une voix et une profondeur qui forcent le lecteur à confronter les réalités souvent ignorées de la vie urbaine américaine. En ce sens, Selby est non seulement un écrivain de la marginalité, mais aussi un critique social qui utilise la fiction pour dénoncer les injustices et les inégalités structurelles de son temps.

 

 

Raymond Carver, novelliste  emblématique du réalisme minimaliste, puise dans l'exploration de sa vie  des récits de la classe moyenne et des classes populaires, marqués par des situations de crise sociales et identitaires liées aux séismes économiques répétés depuis la crise de 1929. Capable d'une cruauté nuancée de retenue, Carver marque l'impuissance de ces héros qui lui ressemblent, bien souvent embarqués dans des mariages sans avenir, encombrés d'enfants non désirés. Les nouvelles capturent des moments de crise ou de stagnation, où les personnages sont confrontés à la perte, au désespoir, et à l'érosion progressive de leur statut social et personnel. Contrairement à Selby, ses personnages ordinaires ne sont victimes que d'eux-mêmes. Ils sont souvent issus de la classe ouvrière  et naviguent à travers des vies  marquées par une précarité matérielle et émotionnelle. Le déclassement chez Carver n’est pas seulement économique, mais également existentiel. Il s’exprime à travers des ruptures familiales, des addictions, et une perte de sens qui hante ses personnages.

Dans la  collection de nouvelles Tais-toi, je t'en prie, Carver explore le déclin des relations familiales et le sentiment de stagnation sociale. Dans la nouvelle éponyme, un homme, Ralph Wyman, traverse une crise existentielle lorsqu'il découvre l'infidélité passée de sa femme. Ce moment déclenche une prise de conscience douloureuse de la médiocrité de sa vie, symbolisant un déclassement intérieur où il perd tout repère et toute stabilité émotionnelle. Le déclassement ici est moins lié à une perte matérielle qu’à une perte de certitudes et d’illusions.

La perte de perspectives sociales et morales est encore plus claire dans Parlez-moi d'amour paru en 1981 . Ce recueil de nouvelles, qui est sans doute la plus connue de Carver, continue d’explorer le déclin personnel et relationnel. La perte de l'innocence est acté et les protagonistes opèrent des changements qui révèlent le renoncement à leurs ambitions initiales. Dans la nouvelle "Pourquoi ne dansez-vous pas?", un homme vend ses meubles sur sa pelouse, suggérant non seulement une rupture matrimoniale, mais aussi une désintégration complète de sa vie domestique et sociale. La vente symbolise une cession de son ancienne vie et, par extension, un déclassement qui n'est jamais explicitement nommé, mais profondément ressenti.

Dans Les Vitamines du bonheur, Carver s'éloigne légèrement de la pure noirceur pour offrir des récits plus nuancés, où le déclassement social et émotionnel est parfois contrebalancé par une certaine forme de rédemption ou de compréhension. Dans "Une petite douceur", par exemple, l'histoire d'un couple confronté à la mort de leur enfant révèle un déclassement émotionnel, mais aussi une solidarité inattendue avec un boulanger, un homme également aux prises avec une existence morne et dépourvue de sens.

Le déclassement chez Carver se fait à bas bruit, de manière plus insidieuse. La dégradation des relations humaines est le plus souvent la résultante de l'érosion des structures économiques qui vivifiaient les classes moyennes américaines : fermeture des usines de construction automobile, des mines. La déchéance interne, autant par  perte matérielle qu' effondrement des relations et des certitudes, se manifeste dans les dialogues elliptiques, les silences, et les petits gestes qui trahissent une déception ou une fatigue profonde. Contrairement à d'autres auteurs qui abordent le déclassement sous l’angle du spectaculaire ou du tragique, Carver préfère montrer ses effets de manière subtile et fragmentée, à travers des vies ordinaires et des moments banals. Carter ne stigmatise pas ses personnages qui se sentent acculés par des forces qui les dépasse. Si l'écriture les attrape au moment où l'échec est patent chez tous ces membres de la classe moyenne inférieure, les travailleurs pauvres de l'Amérique, Carver ne moralise pas et ne juge pas ses personnages. Il les présente tels qu'ils sont, dans toute leur vulnérabilité et leur désillusion. Le déclassement, chez lui, est souvent un état latent, un glissement progressif plutôt qu'une chute brutale, qui laisse ses personnages dans un état de flottement, entre résignation et espoir ténu.

 

Le roman français contemporain est souvent marque par des efforts d'introspection qui place l'auteur dans une perspective intérieure. Les deux auteurs que nous venons d'évoquer, à l'inverse, proposent une écriture à la fois projetée dans leur environnement mais aussi fortement ancrée dans leurs expériences. Si le déclin américain est le corolaire des addictions qui s'enracinent dans la population pour Hubert Selby, il réside pour Carver dans un fatum décliniste qui doit tout à l'essence humaine. Il n'y a pas de répit dans ces deux écritures, ni de possibles résolutions. 

 

Emmanuelle Lecomte

 

 

 

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