Victor Hugo et les prénoms féminins

Victor Hugo, dans son œuvre monumentale Les Misérables, interroge l'identité du peuple pour en faire un acteur essentiel du drame social à travers l'utilisation des noms propres, qui servent non seulement à identifier ses personnages, mais aussi à ajouter une dimension ontologique à leur caractérisation. Le nom hugolien, dans Les Misérables, est à la fois présence, à travers une inflation hyperbolique du nom dans le texte et en titre de chapitre, mais aussi absence par le phénomène de réversibilité et d'invisibilisation du nom.

 

Le nom propre en littérature s’inscrit dans une perspective de dépassement de sa fonction primaire, c’est-à-dire l’appellation différentielle des individus, des lieux, alors qu’il « permet de désigner précisément un objet ou un individu, sans rien dire en quoi il est différent des autres ».
Il sert à renvoyer à un seul individu et présente donc un usage référentiel unique. Mais il faut reconnaître  que le nom propre en usage littéraire développe une sémantisation nouvelle dans le processus d’élaboration du récit.


Le Nom propre dispose des trois propriétés que le narrateur reconnaît à la réminiscence : le pouvoir d’essentialisation (puisqu’il ne désigne qu’un seul référent), le pouvoir de citation (puisqu’on peut appeler à discrétion tout l’essence enfermée dans le nom, en le proférant), le pouvoir d’exploration (puisque l’on « déplie » un nom propre exactement comment on le fait d’un souvenir) : le Nom propre est en quelque sorte la forme linguistique de la réminiscence. Or, Victor Hugo a entretenu une relation complexe et riche avec le thème de la mémoire, tant dans sa vie personnelle que dans son œuvre littéraire.   Hugo était  un observateur et un chroniqueur de son temps. Dans des œuvres comme Les Misérables et Notre-Dame de Paris, il explore la mémoire collective et les événements historiques. Il utilise le passé pour commenter le présent et pour plaider en faveur des réformes sociales et politiques. Par exemple, Les Misérables est non seulement un récit d'individus, mais aussi une vaste fresque de la société française postrévolutionnaire, mettant en lumière les injustices et les luttes des classes défavorisées. Nommer la misère devient un enjeu idéologique pour Victor Hugo, l'onomastique (l'étude  des noms propres)  au sein des Misérables installe le roman dans le champ de la question sociale d’une époque et devient un chemin d'interprétation privilégié du roman. 


Pour Victor Hugo, le champ de l’onomastique  va donc servir à puiser dans le champ du réel une représentation du peuple. La démocratie entre dans la littérature par la langue, et donc par le nom. Dans Les Misérables, contrairement aux romans balzaciens, le nom se simplifie : pas de particules, peu de noms composés. Le nom hugolien est au service d'un dessein politique. L’onomastique symbolique, véritable critère d'interprétation, cherche à découvrir dans l ’anthroponyme un sens caché, souvent intégré à l’inconscient collectif comme sens explicatif second. L’exemple le plus célèbre est celui de Madame de Chasteller, personnage de Flaubert, dont le nom reflète « l’air chaste» . Les motivations du nom constituent donc un sous-texte directement interprétable. Victor Hugo use du procédé sémantique particulièrement en direction des pseudonyme ou des surnom des personnages.

Si le prénom de Cosette existe, attesté dans le dictionnaire de Dauzat paru en 1951, Nom et prénom de France, sous les descriptifs : "Causette, plus souvent Cozette ; matronyme, hypocoristique de Nicole", Victor Hugo motive doublement ce qui aurait pu n'être qu'un simple surnom :  l'histoire familiale de Causette justifie l’usage du matronyme, puisque son père ne l'a pas reconnu et qu'elle ne possède donc pas ce nom de famille. Il paraît donc intéressant que Fantine ait choisi un surnom à vocation matronymique, l’acte onomastique justifiant l’acte social et vice versa. « Causette, lisez Euphrasie. La petite se nommait Euphrasie. Mais d'Euphrasie la mère avait fait Cosette par ce doux et gracieux instinct des mères et du peuple qui change Joséfa en Pépita et Françoise en Sillette . C’est un genre de dérivés qui dérange et déconcerte toute la science des étymologistes. Nous avons connu une grand-mère qui avait réussi à faire de Théodore, Gnon » .

La juxtaposition de création onomastique est frappante. Fantine décide de désigner sa fille comme  "petite chose", le suffixe -ette la réduisant à un statut infantile. Pourtant, Causette représente aussi le Verbe, celle qui cause, qui revendique la phrase logée au sein de son prénom de baptême Euphrasie. Alors que les possibilités d'expression populaire  tendent  à disparaitre sous les régimes oppressifs de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, Cosette est à la fois anonyme et porteuse de la voix du peuple, celle par qui les bouleversements de libération peuvent advenir. Les Misérables affirme l’évanescence du nom comme référent immuable, contrairement à la tradition stylistique de la littérature du XIXe siècle : le roman classique suppose la permanence du nom, le personnage étant défini par cette permanence, sauf à faire jouer l’énigme de l’identité que l’herméneutique permet de récupérer. Mais ici le lecteur n’est jamais pris au piège de la nomination. Il est bien obligé de tenir l’énigme du nom comme placée ailleurs que dans la connaissance directe, dans un travail d'interprétation qui fera dire au nom bien autre chose que ce qu’il dit socialement. Cosette, enfant de Fantine, se voit attribuer le surnom de l’alouette. Les deux noms ne sont pas rapprochée dans le roman. Le lecteur doit établir seul les connexions  qui associent les deux noms. La défaillance paternelle laisse une faille dans l’enracinement de l'ego, remplie par la relation patronymique entre la mère et la fille. La reconstruction métaphorisée de la relation généalogique inscrit un lien nouveau, non codifié, qui permet à l’enfant de s’inscrire dans une lignée. « L’enfant de personne », comme la nomme Anne Ubersfeld, trouve ainsi par son nom une filiation inédite qui sera  impossible à remettre en cause. Le père, par son refus de reconnaître l’enfant, et donc par voie de conséquence, par son refus de léguer son nom, se trouve alors nié: les noms de Fantine et l'alouette, toutes deux sous pseudonyme, établissent une forme de parallélisme de destin. Anne Ubersfeld peut alors souligner le rôle du surnom l'alouette en affirmant « quand Hugo renonce à nommer Cosette, le surnom restera, devenu purement politique, image frissonnante d’un oiseau.» 

Fantine connait aussi le sort de ceux qui n'appartenant pas à un corps social constitué, voit sa relégation actée par le refus du nom : « Elle était né à Montreuil sur mer. De quelle parents ? Qui pourrait le dire ? On ne lui avait jamais connu ni père ni mère elle se nommait Fantine. Pourquoi Fantine ? On ne lui avait jamais connu d’autre nom. À l’époque de sa naissance le Directoire existait encore. Point de nom de famille, elle n’avait pas de famille ; point de nom de baptême, l’église n’était plus là. Elle s’appela comme il plut au premier passant qui l’a rencontra toute petite, allant pieds nus dans la rue.
Paradoxalement, Victor Hugo compense le brouillage nominal par un phénomène d’attribution du nom à la fois poétisé et semantisé : victime de la damnation sociale, elle a été initialement victime de la damnation du nom. La peur du peule entraîne la volonté d'anéantissement de la classe populaire, à travers le refus de la représentation première, le nom. 

 

L’autre création de nom propre, création sociale cette fois, relève de processus de domination  qui troublent là encore l’identité initiale. « Quand un domestique entrait chez lui, Monsieur Gilles Normand le rebaptisait. Il donnait aux hommes le nom de leur province : dis-moi pour toi Poitevin Picard. Son dernier valet était un gros homme fourbu et poussif de cinquante-cinq ans, incapable de courir là-bas, mais comme il était né à Bayonne, M. Gillenormand l’appelait Basque. Quant aux servantes, toutes s’appelaient chez lui Nicolette (même la Magnon dont il sera question plus loin). Un jour une fière cuisinière, cordon bleu, de haute race de concierges, se présenta.-Comment voulez-vous de gage par mois ? Lui demanda Monsieur Gilles Normand.–Trente Fr.. Comment vous nommez-vous ?–Olympie. Tu auras cinquante francs et tu t’appelleras Nicolette». 

Ce processus humiliant d'usurpation d’identité dénonce un phénomène proche de l’esclavage où le processus d'asservissement des esclaves était inauguré par le changement du nom. Autant dire que le nom propre n’est pas à prendre comme indice sociologique catégorisant chez Victor Hugo, mais comme repère temporaire de nomination. Le nom propre présente un trouble fondateur qui fragilise le personnage. L’indécision du nom ramène à l’indécision de l'identité. La fragilité du nom propre hugolien reflète aussi une fragmentation du moi, direct corollaire de la fragmentation de la filiation. Les héros hugoliens sont orphelins, de manière véritable (Cosette,Fantine, Jean Valjean) ou de manière psychologique (Marius a un père et un grand-père, mais le premier ne l’a pas élevé et le deuxième l’a rejeté) et cet habitus clivé a des répercussions sur le  nom propre qui ne peut se figer de manière durable. Le nom de famille ou le prénom, éléments constitutifs de la personne de droit, leur est refusé au nom de ce brouillage filial qui ne peut se réparer.

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