L’univers fictif vestimentaire de Son excellence Eugène Rougon dévoile un récit signifiant, à savoir les difficiles relations homme-femme dans la société du XIXe siècle. La vanité de la toilette est un effort. Ces préjugés misogynes contribuent à créer des couples malsains. L ’homme, bien que démuni face au corps de la femme, est dévolu à une place prestigieuse sur le plan social. Inversement, la femme doit subir grossesse , menstruations et ménopause est considéré comme une éternelle malade. L’opinion de nombreux médecins sur la faible nature de la femme contribue à donner l’image d’un être. Zola explore souvent les contraintes sociales et économiques qui pèsent sur les femmes, les poussant parfois à des comportements extrêmes. physiquement et mentalement inférieures. Le vêtement féminin, autant dans la représentation socialisée de la robe que dans l'évocation des dessous sexualisés, manifeste les hypocrisies et les double standards de la société bourgeoise.
Son Excellence Eugène Rougon est un roman éminemment masculin, plongée dans les arcanes d'un pouvoir toujours gouverné par les hommes au Second Empire. Le titre à ce titre est explicite Zola n'a intitulé que trois de ses romans d'un patronyme masculin mais seul Eugène Rougon a non seulement droit à son patronyme dans son intégralité mais aussi étendu grâce à un adjectif mélioratif à la sémantique double : excellence signifie t-il qu'il excelle ou qu'il est dans l'excès ? En tout cas il est un personnage hors de l’ordinaire. Nous suivons un homme que son titre honorifique dévoile dans toute l'envergure de son pouvoir lié à son sexe et c'est dans ses rapports avec la femme que son ambiguïté est la plus marquante: Eugène Rougon, le ministre de Napoléon III dédaigne et méprise la femme qu'il a ignoré pendant sa « jeunesse chaste ». Sa puissance légendaire, incarnée par ses énormes poings capables de « tuer le désir en deux jours ».n'est au service que de sa quête de pouvoir. Seule Clorinde, dotée de toilettes à la puissance magique et maléfique, parviendra pour un temps à ébranler sa quiétude car « elle restait sa seule chair».
Ainsi, cette immersion dans ce monde profondément phallocrate n'empêche pas la peinture (le sémantisme du mot est d'importance), la peinture donc de femmes fortes de leur puissance de séduction. De grandes figures de femme ont toujours traversé les romans de Zola : Thérèse Raquin, Nana, Gervaise. La femme permet à Zola de nombreux possibles dramatiques ; elle synthétise surtout rêves et angoisses. Cette présence obsessionnelle dans l’œuvre zolienne n’est probablement pas étrangère à sa situation familiale durant son enfance. Orphelin de père à sept ans, il vit avec une mère jeune dans des conditions financières difficiles. La représentation de la femme, à la fois incontournable et dévoratrice, incarne la possible position du jeune enfant livré à sa mère, à la fois seule protection devant le monde hostile et inévitablement castratrice.
Or, dans ce roman, chaque élément semble contenir son contraire, l'antithèse est partout présente et le mouvement de balancier qui va du beau au laid, de l'amour à la mort, du bourreau à la victime installe un flou qui nous interroge. La toilette est un des aspects les plus frappants de l' oxymore littéraire constant dans le texte, mouvement de balançoire entre Nana et Désirée Mouret, entre le pur et l'impur.
Il existe une constante instabilité de la présentation des corps féminins, à la fois nus ET habillés, antithétiques et se répondant en écho, semblablement évocateurs de fantasmes tout en respectant les principes des dogmes naturalistes : c'est un corps cru, épais de sa réalité qui nous est révélé mais aussi un corps utopique, fantasmagorique par le jeu du vêtement qui couvre et qui montre. C'est à dire que chez Zola, il n'existe pas de contradiction entre les deux états, nu ou vêtu mais plutôt un continuum visuel fondu enchainé cinématographique, « Elle était habillée sans l'être. Sur ses bras, sur sa gorge, l'étoffe souple vivait ; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis marquaient la rondeur de ses jambes. La femme est concomitamment représentée dans ses deux réalités, mais la juxtaposition rapide de ces deux facettes l'amalgame en une unité retrouvée. La dichotomie entre la femme chaste habillée et la créature de fantasmes nue est donc écartée. Le vêtement est ainsi gage de nudité et la nudité est gage de vêtement «Elle restait à demi nue, la chemise glissée des épaules ». D'une certaine manière, cette simultanéité dédouane la femme qui n'est plus coupable que d'être elle-même
Zola mettra en évidence l’esprit manipulateur de la femme : celle-ci s’attache à séduire l’homme par l’entremise de sa toilette, mince couche de tissu entre le monde et son corps nu , stratagème consistant avant tout à le faire tomber dans le piège du mariage. Le roman révèle le statut d’une classe sociale réduite à jouer de subterfuge vestimentaire pour marier des filles qui, sans jouer de l’apparence, seraient condamnées au célibat ,« ces campagne contre les hommes de grand avenir, et elle semblait s'être préparée quelque besogne plus vaste en tendant jusqu’à ses 22 ans ses pièges de fille à marier.» L’isotopie guerrière est bien présente. Les campagnes ne sont pas militaires mais de séduction et dirigées contre les hommes. Quant au piège évoqué, nous pouvons présumer qu’il se tissent aussi autour de la toilette. De plus, dans une société où le nombre de femmes est supérieur à celui des hommes, le mariage devient une véritable chasse à l’homme. Par conséquent le seul moyen de se marier consiste à séduire l’homme par le biais d’une toilette s’attachant à recréer l’illusion du luxe.
Car dans cette stratégie du vêtement qui dupe, il va s’avérer qu'un grand soin dans leurs toilettes fait partie de l’éducation donnée aux jeunes filles. Le regard de l’homme tend à déceler les marques d’une véritable éducation bourgeoise : le vêtement doit être très luxueux et raffiné. C’est cette norme bourgeoise qui explique l’acharnement des femmes à exhiber les filles sous l’apparence du luxe. L’homme, attiré par cet artifice illusoire, soupçonne une richesse qu’il peut exploiter par l’entremise du mariage d’où la nécessité d’arborer une toilette luxueuse lors des réceptions. Les parvenus, les nouveaux riches, les femmes entretenues se remarquent à leurs excès de plumes sur le chapeau, de pommade sur les cheveux et de nœuds et volants. L'exposition des toilettes permet à Zola de dénoncer un monde régi par l'argent où le vêtement féminin est au cœur de la transaction du mariage.
La toilette incarne la fascination devant le corps de la femme, l'homme « grisé, cherchant toujours à rattraper les petites mains qui s'enfonçaient dans la dentelle », rets puissants qui emprisonne le masculin. La manipulation féminine passe par ce jeu du montré/dévoilé permis par la toilette, « la vue de leur corsage largement ouvert, pardessus le marché, pour décider les gros achats. » L'homme n'est plus celui qui décide mais bien un pantin assujetti à la femme.
Le vêtement exprime aussi la répulsion qu'éprouve Zola devant le corps de la femme, définitivement rejetée dans le camp de la saleté à travers l'évocation des « bas sales et des bottines éculées ». Le topos de la femme fange de par son sexe, victime de sa corporalité honteuse convoque une femme répugnante par nature car répugnante par sa nature. Vision terrible de cette femme « traînant une robe jaune en loques, qui mordait dans une orange comme dans une pomme ». La femme est marquée du péché originel qui l'a contraint à se vêtir et à sortir du paradis. La toilette est le signe de sa corruption, qui en est à la fois le masque et le révélateur.
La toilette féminine semble engloutir les corps qu'elle enserre plutôt que les valorise. Le vêtement est une prison dont seule la liberté amoureuse pourra les délivrer. La toilette entrave, étouffe, empêche le corps d'exister : « Elle portait une robe de soie noire, trop grande, chargée de volants, si compliquée, qu'elle y était comme empaquetée, sans qu'on pût distinguer où se trouvaient ses hanches et sa gorge. »
Le corps de la femme est annihilé par le vêtement social, par la contrainte de la représentation protocolaire « vêtue d'une robe si chargée de nœuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux mains, pour pouvoir passer ». Parce que le corps de la femme et ce qu'il enferme de tension sexuelle paraît dangereux à Emile Zola, le vêtement finit même par nier leur substance. Tout d'abord il les précède, prenant toute la largeur d'envergure de la scène énonciative « Le battant s'ouvrit très large, et une femme entra, vêtue d'une robe si chargée de nœuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux mains, pour pouvoir passer. C'était Mme de Combelot ». La scène, encore une fois cinématographique, suggère un travelling déconcertant allant du concret du vêtement à l'abstrait de la personnalité, mais souligne avec force que l'ordre des choses vêtement/femme n'est pas celui qu'on attend. La parure, dans le roman, pourrait être envisagée comme une métaphore rhétorique de l'asservissement féminin, niée au point que sa tenue prend sa place au sens littéral.
De plus, la perte de l’identité féminine au profit de la toilette est une force tellement prégnante qu’elle finit par annihiler l’essence des femmes, allant jusqu’à refuser toute corporalité. Les femmes perdent leurs enveloppes charnelles, n’étant plus nommé que par le vêtement qui les caractérise, « bonnets de femmes »aux fenêtres lors de la procession impériale, salutations à des « jupons de soie puce ». Ce refus du corps réel, remplacé par l’étoffe, qualifie encore la difficulté d’envisager la femme pour sa globalité.
Paradoxalement, le vêtement peut aussi devenir un rempart contre l’inévitable concupiscence des hommes. Dans la scène de l’attaque (tentative de viol?) dans l’écurie, Clorinde ne doit son salut qu’à son vêtement d’amazone. Le symbole mythologique est d’importance, puisqu’il permet d’inscrire Clorinde dans une tradition de femmes guerrières refusant la compagnie des hommes. Pourtant la libération est au prix de la mutilation corporelle, puisque traditionnellement les amazones sont représentées avec un sein en moins, ce qui favoriserait le tir à l’arc. Dans le cas de Clorinde, ce sacrifice va encore plus loin : elle ne doit son salut qu’à deux extensions corporelles : sa cravache et la longue traîne de sa robe, éléments à haute valeur phallique. Comme dans un éternel va-et-vient, La toilette féminine permet de transformer la femme au point de la masculiniser.
La toilette féminine finit par anéantir la femme en lui ôtant toute sa substance. Par un phénomène de métonymie, elle emblématise celle qui la porte, lui enlevant toute sa substance corporelle, ramenée à « une énorme jupe de soie bleue qui entra à reculons ». Le nihilisme corporel va donc de paire avec la thématique de la toilette devenue une enveloppe vide de toute substance. La toilette incarne la femme à ce point qu'elle peut de la gommer. Même la mort ne redonne pas de matérialité , « une robe de soie noire, tuée roide dans la rue ». La mode a peu à peu ensevelie la femme dans des contraintes qui l'ont obligée à se retirer. Elle condense le personnage au point de venir le masquer, faisceau de signifiants directement intelligibles par son entourage, sa présence réelle n'est plus indispensable. La femme n'est que sa toilette veut bien montrer d'elle.
Le vêtement vient donc étouffer le corps de la femme comme il vient étouffer son corps social. Depuis l 'avènement de la mode comme industrie, comme Emile Zola l'a décrit dans Au bonheur des dames, la femme est victime de ses pulsions vis-à-vis de ses vêtements qui la porte dans sa destinée sociale et amoureuse, comme l'homme et victime de la femme par le pouvoir de ses vêtement. Cette boucle infernale, dont la toilette est l'épicentre, les enferme à jamais parce que la femme a besoin de renouveler son pouvoir par de nouveaux artifices et est donc prisonnière de cette mode changeante qui l'oblige à se renouveler sans cesse. Or, ce renouvellement ne peut se faire que grâce à l'aval de son époux, les femmes de cette époque n'ayant aucune autonomie financière.
Ce maelstrom, ce tourbillon ne lui laisse pas de répit parce que l'industrie de la mode l'installe dans le corps social dans une position de représentation, reflet de sa position. Donc 'enjeu est majeur, puisqu'il ne faut pas démériter au risque d'un bannissement. La femme est totalement prisonnière à double titre : de la mode et de son mari qui lui permet ou non la mode.
Par conséquent, la mode, émergente au moment du second empire vient encore scléroser les possibilités de promotion de la femme au lieu de l'émanciper à travers ses choix. Le regard posée est extrêmement scrutateur et le jugement n'est jamais loin « châle jaune extravagant », « les regards des laquais étaient tournés vers elle ». Le conformisme vestimentaire est donc attendu alors que les phénomènes de mode pousse à la démarcation. Il y a donc un conflit interne que la femme doit prendre en charge. La toilette agit comme une prise de position pour la femme, qui accepte ou non ce qui est en passe de devenir une emprise, la marchandisation jouant comme toujours à double sens, comme un moyen de se vendre « elle était arrivée un soir de bal en Diane chasseresse si nue qu'elle avait été demandée en mariage » et un moyen de vendre « à des prix impudents » des produits sur les marchés. La toilette est donc avant tout un produit qui monétarise les rapports homme/femme à la fois forme d'égalité par le pouvoir sexuelle qu’elle incarne
En fait, le thème de la séduction vestimentaire se présente comme une récurrence. A la fois objet fictionnel et sociologique, le texte s’attache à montrer une préoccupation du XIXe siècle : le goût féminin pour les chiffons et le besoin de plaire qui en découlent. En réalité plus qu’un simple passe-temps, le vêtement est affirmé comme un enjeu économique par sa puissance de séduction sur les hommes sur les femmes. Dévorés par le désir de paraître et par l’impérieuse nécessité de marier les filles, considérés comme des fardeaux, les personnages féminins utilisent le vêtement pour séduire l’homme et le prendre au piège du mariage. Zola démontre le pouvoir d'aliénation du vêtement qui conduit la femme à sa propre perte.
Dans ce milieu de siècle où l’apparence doit porter des signes de l’authenticité, certaines femmes semblent privées du bon goût et de la grâce naturelle propres à la haute bourgeoisie. Cette carence se traduit par des robes trop luxueuses. À l’instar du parvenu qui étale sa fortune nouvellement acquise dans une toilette excessivement parée, certaines filles portent des robes provocante pour mieux vendre leur beauté, « robe de soie mauve, très voyante avec beaucoup de dentelles et de bijoux », l'ostentation est proscrite alors que l' urgence à donner l’illusion d’un luxe vestimentaire témoigne d’une part, du pouvoir de la toilette féminine au sein de la négociation maritale et d’autres par des déviances d'une société obsédée par l’argent. Dans ce milieu de siècle où l’apparence doit porter des signes de l’authenticité certaines femmes semblent privées du bon goût et de la grâce naturelle propres à la haute bourgeoisie. Cette carence se traduit par des robes trop luxueuses.
Les romanciers réalistes du XIXe siècle, comme Balzac, Flaubert et Zola, utilisent souvent les descriptions de vêtements pour ancrer leurs récits dans la réalité de leur temps. Les vêtements permettent de situer un personnage dans une classe sociale, de montrer ses aspirations et de refléter les normes et attentes de la société. Clorinde représente l'innocence de la femme de jour, parée pour dévoiler au monde l'acceptation de son rôle de femme, d'épouse et de mère. Mais son statut d'innocence est la conséquence de son pouvoir de séduction accrédité par le vêtement dont elle se départ à bon escient. La condition des femmes semble bornée par le vêtement porté ou ôté, selon les circonstances.
Emmanuelle Lecomte
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