Les néologismes épistolaires de Louis-Ferdinand Céline

La néologie prend un part non négligeable dans la forme épistolaire de Céline. Ces effets sont disruptifs à plus d’un titre: elle convoque par anticipation un code unique à activer par le récepteur, dont Céline présuppose l’accès. Cette poétique de l’intelligence mutuelle se renforce dans les néo invectives et injures qui émaillent les lettres. Or, cette situation de communication est inédite. Traditionnellement, la pétulance de l’activité injurieuse perdant par convention  en intensité dans la prose des hommes de lettres. De plus, les néologismes n'appartiennent que peu à la communication épistolaire qui suppose un langage de communication directement compréhensible. A l'inverse, les écrivains peuvent inventer dans leurs travaux littéraires des mots pour enrichir leur style ou pour exprimer des idées de manière plus vivante. Le passage de la langue parlée à la langue écrite, en amenuisant les possibilités langagières au registre courant et au registre soutenu, postule des choix lexicaux et syntaxiques dont Louis-Ferdinand Céline s’émancipe constamment. L’étude de la  néologie célinienne consiste donc, à force d'occurrence, à une  phénoménologie de la terminologie qui ambitionne , quelquefois avec difficulté, à donner un sens aux unités terminologiques rencontrées.

 

Chez Céline, l’émotion rageuse n’arrive pas à trouver son expression qu’au cours d’une impulsion créatrice, tant stylistique que structurale. L’unité terminologique créée atteste de l’épuisement de la langue à transcrire le rejet, l’exaspération, la menace…

Dans la création lexicologique célinienne, il est frappant de constater qu’il utilise des procédés lexicologiques identifiables pour que les conditions d'efficacité soient remplies comme la suffixation péjorative en -erie, les archaïsmes, les mots-valises. Ces formations lexicologiques, de plus, s’intègrent au sein de bouleversements syntaxiques constants.

Il est remarquable que la création néologique  ait pu suivre une évolution féconde dans l’écriture de Céline. Les échanges épistolaires rapportés dans Devenir Céline 1912-1918, que nous pouvons décrire comme des écrits de jeunesse, ne déploient absolument aucune forme novatrice. Cette “timidité” lexicologique est à rapporter au foisonnement de la maturité de l’écrivain établi. C’est constater que la position de Céline, qui a déjà exposé le renouvellement terminologique comme essence de son écriture romanesque, peut alors introduire le procédé dans ses échanges épistolaires. Encore faut-il souligner un déséquilibre entre ses interlocuteurs: le néologisme est dirigé vers quelques correspondants choisis pour être aptes à la réception. Gaston Gallimard (patron de Gallimard), Jean Paulhan (directeur de la Nouvelle Revue Littéraire), Albert Paraz  (journaliste français), représentent des instances littéraires ou éditoriales élues comme alter ego dans le champ littéraire, c’est-à-dire capable de discerner et interpréter le signifiant.

Le néologisme célinien participe donc pleinement au plaisir maîtrisé de la langue en tant que médiation terminologique, bien plus que surgeon éruptif  d’une hargne incontrôlable. C’est pourquoi son examen atteste à la fois du manifeste scriptural qui indexe constamment le lexique, mais aussi de l'inflation dans le temps et de la relation avec des épistoliers choisis. Le travail sur la correspondance de Louis-Ferdinand Céline permet d’affirmer les liens qui unissent sa langue et son écriture, quelle que soit la situation d’énonciation. Continuité chez le Céline épistolier et le Céline pamphlétaire, continuité qui vient de la permanence et de la dynamique de l’invective. Ces novations répondent au réflexe de défense et de contre-attaque d’un narrateur qui règle ses comptes avec le passé dans ses lettres, dans une attitude souvent introspective. Mais il faut souligner l’envergure de la création néologique qui sature l’échange, la diversité et la multiplicité des procédés lexicologiques et syntaxiques,  la verdeur argotiques et antisémite des unités terminologiques nouvelles, la datation qui révèle une fracture due à sa situation décentralisée  du champ littéraire de l’après-guerre, l'élection de situations d’énonciation différenciées en fonction des interlocuteurs, l’intense correspondance avec Charles Deshayes montrant une défiance lexicologique flagrante.

Les thématiques productrices de néologies se regroupent autour de champs isotopiques relativement restreints : antisémitisme, monde littéraire et politique, justice. Ainsi, bourriquer: "Quant à Sartre, c’est une petite canaille. Il écrit mal sans doute mais il bourrique bien. "(Lettres à la N.R.F., 1948, à Jean Paulhan). Bourriquer signifie  ici “Dénoncer aux policiers”; Or, Sartre participe au mouvement d’épuration des intellectuels proches de la Collaboration à travers le Comité National des écrivains qui a dressé une liste noire sur laquelle était inscrite les noms d’écrivains collaborateurs, liste sur laquelle le nom de Céline était inscrit.  On a reproché à Louis-Ferdinand Céline, d’une part ses écrits antisémites  (Bagatelles pour un massacre, l’Ecole des cadavres et Les beaux draps); d’autre part son rôle d’agent des services de renseignements allemands pendant l’Occupation. À l'agité du bocal est un court texte de l'auteur français Louis-Ferdinand Céline, publié en novembre 1948 sous le titre La lettre de Céline sur Sartre et l'existentialisme. Ce pamphlet constitue la réponse que Céline fait à Jean-Paul Sartre qui publia un article intitulé Portrait d'un antisémite en décembre 1945 dans la revue Les temps modernes où il déclare « Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis c'est qu'il était payé. ». Dans sa virulente réponse, Céline compare Jean-Paul Sartre, qu'il nomme volontairement Jean-Baptiste Sartre, à un ténia qui aurait parasité son propre corps. Ce texte a été écrit depuis le Danemark, en novembre 1947, après que Céline fut remis en liberté en juin. Il avait été incarcéré pendant 18 mois à Copenhague où il avait trouvé refuge après sa fuite en Allemagne. C'est à la suite de la communication qu'Albert Paraz lui fait de l'article de Sartre en octobre 1947 qu'il écrit son texte. C'est le premier texte de Céline à avoir été publié après que l'écrivain a quitté la France en  juin 1944. 

Mais bourriquer signifie aussi "pratiquer l'acte sexuel", ce qui est ironique si l'on sait que Sartre, grand amateur de femmes et de conquêtes, parfois même ses étudiantes, a théorisé l’amour libre: «Nous sommes anti-bourgeois, nous sommes contre le mariage, pas de responsabilités, nous ne voulons pas d’enfants. Alors, je vous propose que l’on se dise qu’il y a des amours nécessaires, notre amour est essentiel, mais aussi des amours contingentes ». Céline joue du double sémantisme de Bourriquer qui n’est adaptable qu’au statut et à l’éthos de Jean-Paul Sartre selon Céline: participant à l'Épuration des intellectuels donc dénonciateur et/ou amateur de femmes.

La misogynie névrotique de Céline provoque aussi des néologismes truculents : énerver les tricoteuses: "La justice? Faire rigoler! Énerver les tricoteuses… (Lettres à la N.R.F., 1948, à Jean Paulhan) ce qui signifie “énerver les tenantes du bon droit.” Selon le CNRTL, les tricoteuses sont les femmes qui, pendant la Révolution, assistaient - en tricotant - aux séances de la Convention, du Tribunal révolutionnaires et aux exécutions. Par extension, femme qui affiche des idées sociales révolutionnaires. Ici, l’unité tricoteuse est envisagée comme favorable à l’exercice de la justice. Mais les terme tricoteuse, peut aussi désigner les femmes qui pratiquaient les avortements clandestins avant la loi Veil, qui utilisaient des aiguilles à tricoter pour rompre la poche des eaux. Céline convoque un paradoxe sémantique en proposant une vision contradictoire de ces femmes, à la fois tenantes de la morale et avorteuses.

 

Les archaïsmes 

Il est important  de constater que la forme archaïsante d'une lexie peut la déplacer dans le champ de la néologie parce que l'allocutaire ne peut plus faire de rapprochement sémantique pour appréhender le sens . Cela demande un effort supplémentaire en mobilisant des connaissances cognitives et de remémoration. L’intercession d'unités terminologiques anachroniques impose un rythme à la lecture qui  les mettent en relief  le temps de la prise en charge. Il sert de vecteur idéologique et passéiste, offrant souvent une interrogation entre sa nature archaïque ou néologique. Céline questionne  la sémantique et coopère avec son lecteur qui doit s’efforcer de se maintenir au niveau de l'émetteur.

L'écriture de Louis-Ferdinand Céline s’éloigne avec le temps des capacités de lecture communes par accumulation d'archaïsmes qui obscurcissent le propos. Dans l’étude des néologies, les archaïsmes ont une forte valeur connotative. Ils sont partie intégrante du topique lexical. Ils imprègnent le langage d’une valeur référentielle différente de l’expression commune et spontanée. ainsi de Dache (diable) : Je vous demande à vous Gaston , ni au pape, ni à Dache la tronche que vous feriez si au terme de 10 ans d'efforts, on vous déclare que pour toute récompense vous avez 8 million de dettes ? (Lettres à la N.R.F., 1954, à Gaston Gallimard) ; de patenôtre (prière de Notre Père): Je me méfie bien des patenôtre actuelles vers l ‘amnistie. Le diable aussi sait parler miséricorde. (Lettres à Charles Deshayes 1947 - 1951,  1949 ,   136 ); de gagner des Golcondes : Si j'étais nabab comme Guitry, choyé comme Montherlant, si j'avais  gagné des Golconde avec le mur Atlantique… (Lettres à Charles  Deshayes 1947 - 1951,  1947) dont la définition de Golconde : “Ancienne capitale du royaume du même nom, située dans l'État indien du Télangana, autrefois célèbre pour ses mines de diamants.” permet de gloser :”gagner de l’or”. 

 

Les antonomases 

Chez Céline, l’antonomase (figure de style qui consiste à utiliser un nom propre comme nom commun ou, inversement, à utiliser un nom commun comme nom propre.), survient lorsque lexique et  syntaxe ne suffisent plus. Le trope à vertu signifiante introduit l'expression du sens dans la plus simple traduction du  nom commun, permettant  de développer des représentations mentales référencées. Mais Céline inverse le procédé représentatif en imposant une référence savante, âpre à comprendre. Il faut chercher le sème à partager, et réaliser à chaque fois une opération cognitive qui associe le nom propre et l’ “idée”. Il interrompt le processus d’assimilation en optant pour des antonomases historicisées, dont la prise en charge élitiste offre une jouissance partagée avec le lecteur. Par exemple, s’y sentir Déroulède: L’Allemagne me fait naturellement horreur. Je la trouve provinciale, lourde, grossière. Je m’y sens Déroulède. Ah, je ne suis point germanisant! (Lettres à la N.R.F., 1948, à Jean Paulhan, ) qui veut dire “se sentir l’âme d’un va t’en guerre”. Paul Déroulède est un poète, auteur dramatique , romancier et militant politique français. Son rôle de fondateur de la Ligue des Patriotes et son revanchisme en font un acteur importent de la Droite nationaliste en France. Dans Bagatelle pour un massacre, Céline écrit : “Je préfère la paix allemande n'importe quand”. 

L' admiration pour la tradition germaniste a aussi produit  un Siegfried : Quel preux! Quel Siegfried! (Lettres à la N.R.F., 1957, à Roger Nimier). Sigurd-Siegfried est un prince guerrier d'une puissance supérieure, responsable de nombreux exploits, comme le meurtre d'un dragon (Fáfnir dans la mythologie nordique). L'antonomase aurait pu être actualisée par un héros franc et les choix orientés de Céline dévoilent aisément ses penchants germanophiles, pour ne pas dire reichiens. 

 

La proclamation  du nom propre sert également à orienter la violence verbale vers une cible mentionnée et désignée. La situation d’insulte permettrait une spécialisation de la langue en fonction du récepteur visé, parce qu’elle prétend rendre compte de la spécificité de l’autre. L’insulte ad hominem gagne alors en virulence parce qu’elle est adaptée et qu’elle établit un rapport référentiel entre la personne désignée et le défaut perçu. Notamment, paulhanniser: Tous ces manuscrits qui vous guettent, vous veulent anéantir émasculer paulhanniser! (Lettres à la N.R.F., 1957, à Roger Nimier- le verbe est Formation: dérivation par suffixation verbale en -iser du nom propre Paulhan. L’énumération attribue à paulhanniser un sème dérivé de ce qui le précède, “détruire”. L'aberration syntaxique, les verbes qui se suivent sans ponctuation et  proviennent du  champ négatif “détruire, émasculer”, favorisent  la connotation par imprégnation. Paulhan est le grand maître de la critique française avant-guerre Les pamphlets antisémites de Céline, tels que "Bagatelles pour un massacre" (1937) et "L'École des cadavres" (1938), étaient en totale opposition avec les convictions de Paulhan. Paulhan, engagé dans la Résistance et opposé au fascisme, ne pouvait approuver les opinions virulentes de Céline. La publication des pamphlets de Céline créa des tensions dans le milieu littéraire et affecta ses relations avec plusieurs figures littéraires, y compris Paulhan. Bien que Paulhan continuât de reconnaître le génie littéraire de Céline, les divergences politiques compliquèrent leur relation.

De la même manière, guitriser : Guitry guitrise de même mouture.(Lettres à Charles  Deshayes 1947 - 1951,  1949qui est la dérivation du nom propre Guitry par suffixe verbal -iser. Le contexte ne nous permet pas d'affirmer le sens exact de ce néologisme mais le célèbre dramaturge, scénariste, réalisateur et acteur français, a vécu une période controversée pendant l'occupation allemande en France durant la Seconde Guerre mondiale. entretenir des relations trop cordiales avec les occupants allemands. Il était vu dans des réceptions et des événements où étaient présents des officiels allemands et des collaborateurs français, ce qui alimenta les suspicions. le doute se lève sur l'ironie assassine de Louis-Ferdinand Céline, dont le néologisme accusateur prête à sourire, tant Céline n'est pas exempt de casseroles. 

Nous terminerons par le néologisme Lecache-lekah : “Droit et Liberté” ex droit de vivre de Lecache-Lekah. ( Ferdinand furieux, à Pierre  Monnier, 1949) dont la formation est  issue de  composé d’un nom propre accolé d’un nom commun en emploi métaphorique lekah: "gâteau léger au miel, cuisine juive”, avec assonance en [a]L’attaque antisémite est sournoise, basée sur un assemblage hétéroclite entre une personne et un aliment typé. L’étude de la néologie nous entraîne régulièrement vers cet ostracisme particulier qui participe pleinement de l’anti-écriture célinienne. Le retour vers la question sémite, la violence de l’invective, le désarroi face à la défaite de la Révolution  nationale stimulent une néologie racialisée, faite de clins d’oeils, d’allusions et d’ironie. Dans ses lettres, l’attaque est souvent larvée, comme ici, contrairement à ses pamphlets, Bagatelle pour un massacre, L’École des cadavres et Les beaux draps qui recèlent une incessante néologie éruptive.

La néologie est un fait de langue de Céline qui se déploie de manière différenciée selon les conditions de production.

    Or, les obsessions de l’auteur se concentrent autour de théories complotistes, racistes et revanchardes. L’unité terminologique inscrite dans les lettres connaît des particularismes évidents qui ne concernent ni les pamphlets ni les romans, car elle ne convoque qu’un seul destinataire. Elle détient un fonds savant à actualiser par le lecteur, marque de confiance par Céline. Elle réalise des individualités de communication : “Paulhan, depuis qu'il est toréador,  il ne se connaît plus! il me traite de tout! il me banderille! ” ne se comprend que si l’interlocuteur sait que Jean Paulhan habite Rue des arènes, … La néologie suppose ainsi un codage participatif, aussi jubilatoire que repoussant.

     

    Emmanuelle Lecomte

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