Les Lais de Marie de France :la littérature du Moyen-Âge à la recherche de la Femme

Nous avons tort de négliger la littérature du Moyen-Âge, qui recèle les indices d'une écriture d'une grande modernité. Les lais de Marie de France sont un recueil de douze récits poétiques écrits en anglo-normand au XIIe siècle. Ces lais sont considérés comme des chefs-d'œuvre de la littérature médiévale et sont parmi les premiers exemples de littérature en langue vernaculaire en Europe. Marie de France, qui est l'une des premières femmes poètes de l'histoire, s'inspire des légendes celtiques et bretonnes pour créer ces histoires courtes qui explorent des thèmes comme l'amour courtois, l'aventure, et le surnaturel.

 

Marie de France figure l’ expression initiale de l’écriture féminine dans la littérature française. A ce
titre, la représentation ontologique de la femme dans ses Lais, à la fois corps incarné et symbolique
poétique, constitue un témoignage primaire à la fois passionnant et utile, puisqu’elle demeure aussi la
seule femme autrice dont la production nous est parvenue depuis le XIIe siècle. L’illustration de la
femme, son intelligibilité transmise par l’écrit, intéresse donc des approches littéraires qui
interrogent le genre vu dans le texte source , mais aussi par les rapports intertextuels qui proposent
une vision plurielle de la dame médiévale, comme révélatrice d’une dualité janusienne, c’est-à-dire à
la fois invisible et incontournable.


Avant tout, l'imperceptibilité du féminin se dévoile à travers une grande absence: l'onomastique féminin.
L'omission nominale de la dame amie de Guigemar, d'Equitan, de Lanval, de Muldumarec, de Milon ainsi
que de celle de l'épouse du Bisclavret (tous fortement identifiés et titres nominalisés de certains lais), systématise le secret autour de cette clé identificatoire.
De même, à rebours des possibilités offertes à Marie de France d’offrir une voix aux femmes de son
temps, elle édifie paradoxalement un recueil où la parole féminine est singulièrement restreinte. Mais
il faut d’ores et déjà nuancer ce propos, tant la minoration quantitative de la parole féminine est
largement compensée par la charge émotionnelle et narrative de cette parole de genre.
Marie de France suggère une morale qui n’est pas insérée dans un contexte topique strict, comme ce
sera le cas dans les fables du XVIIe siècle. L’espace du féminin bénéficie donc d’un avènement inédit,
prometteur d’autonomie quant à la recherche d’une trajectoire propre au féminin, dans son désir ou
de sa quête égotiste. Néanmoins, la critique génétique fait connaître l’exposition ancienne de l’image
d’une femme frondeuse, si ce n’est séditieuse, générée par un effet d’imitation d’un topoï ancestral: la
forme primitive du lyrisme amoureux est celle où se déploie la sensualité affirmée de la chanson de
femme. Alors que dans la littérature romane, le lyrisme courtois émergeant dissimule l’image de la
femme charnelle sous les atours de la dame inaccessible et pieuse, des éléments convergents
témoignent de l’existence chez Marie de France d’un discours plus contrasté sur la question de la
femme. De plus, la condamnation par l’Eglise, à date très ancienne, de chansons féminines lascives
renforce la responsabilité féminine dans ce que la société médiévale considère comme une dépravation. Les quelques
épisodes amoureux des premières chansons de geste, comme Aude dans La Chanson de Roland,
paraissent réserver aux femmes l’expression élégiaque de l’amour. Cette tonalité se retrouve par
instants dans la poésie de quelques femmes troubadours, les trobairitz, qui habituellement se bornent à
mettre au féminin les stéréotypes du grand chant courtois.


La question demeure de comprendre les fondements de la description mutique de la dame quant à son
identité onomastique. Marie suit couramment les topoï de l’esthétique de son temps, notamment celui
de l’amour courtois. L’insignifiance de la femme, ses maléfices, sa perfidie ressortisseraient-elle
alors d’une écriture historisée, hypothèse qui nécessite la comparaison avec d’autres textes? Au
contraire, l’écriture voilée de Marie découlerait-elle d’une esthétique personnelle, dérivée de la
fragilité de son statut d’autrice? Impossibilité serait pour elle, en tant que femme, de prendre la
défense d'autres femmes. Elle anticiperait alors le risque de calomnie, ce qui n’a pas empêché Denis
Pyramus, premier auteur à avoir cité Marie mais pour mieux la blâmer.

Comme tous les autres personnages de la littérature médiévale, mais peut-être à un degré plus aigu, le
personnage épique est un type, c’est-à-dire “la réalisation exemplaire dans une figure déterminée de
vertus ou de vices liés au système de représentation de l’auteur et du groupe pour lequel il travaille.
Le type est donc à l’opposé de toute démarche individualisante, il peut être schématique ou complexe,
selon la pauvreté ou la richesse des éléments qui le constituent; la monotonie n’est pas la règle, car
des variations nombreuses peuvent apparaître au sein d’un même type”. Marie de France accentue le
caractère typique du personnage féminin en effaçant tous éléments discriminants qui permettrait de
distinguer les différentes dames des lais, puisqu’en inscrivant la femme dans le cadre d’un type, Marie
peut alors s’affranchir d’analyses approfondies et se borner à la mentionner. La dame devient symbole
 Marie anonymise littéralement les dames en leur refusant le nom propre., mais paradoxalement crée aussi un archétype généralisateur que peuvent s'approprier les autres femmes.
Aucun titre ne rend hommage à une héroïne (Frêne est un emblème autant qu’un prénom), peu de lais
nous apprennent les noms des dames.
Seuls affleurent quelques prénoms féminins désignant des personnages secondaires, comme Brenguein,
suivante d’Iseut. Cela est d’autant plus remarquable que le nom d’Iseut n’est pas transcrit. Lorsque
Marie choisit de traiter Tristan et Iseult de manière fragmentaire dans le lai du Chèvrefeuille, elle
produit un palimpseste issu d’une longue tradition de variation autour de la légende qui a connu une
renommée immédiate. Malgré la popularité précoce de la légende, deux œuvres ont été entièrement
perdues, phénomène plus rare qu’on ne le croit parfois, le roman d’un nommé La Chièvre et celui de
Chrétien intitulé “du roi Marc et d’Iseut la blonde”, mais Béroul (Tristan et Iseut), le Minnesänger Gottfried
de Strasbourg (Tristan und Isolde), la chanson de geste de Wolfram von Eschenbach (Tristan et
Isolde), la version de Eilhart d’Oberg (Tristrant und Isalde), Maistre Thomas (Tristan et Yseut), tous
consacrent l’onomastique littéraire comme élément du jeu et de l’élaboration de l’horizon d’attente
avec le lecteur. Chacun des auteurs reconnaît la place d’Iseut/Yseut à travers son nom, et authentifie
l’égalité hiérarchique des deux amants par la coordination. Or, ici aussi, Marie
de France choisit de ne pas nommer Iseut (escrit, De Tristam et de la reïne, Chèvrefeuille, v. 6-7) mais
métaphorise son nom en le végétalisant en Chievrefoil, comme c’est aussi le cas pour Fresne et Codre.
Avec humour, elle justifie le titre du lai dans l’excipit:
Gotelef l’appelent Engleis
Chievrefoil le nument Franceis (Chèv., v. 114-115).
Cette métaphore filée qui rapproche la femme de la nature à travers est reconnaissable. De fait, le
nom féminin ne trouve sa place que dans la métamorphose végétale. Or, Marie ne fait qu’accréditer
une pensée inconsciente au Moyen-Âge, l’existence d’une morale sexuelle transgressive fondée sur
l’autorité de la nature. La femme “chèvrefoil”, “fresne” ou “codre” peut s’émanciper de l’ordre du
Dieu chrétien (ou intégrer un polythéisme sexualisé) :
[Venus] Les traiz mustrout e la nature/
Cument hom deit amur tenir/
Elealment e bien servir, Guigemar, v. 236-238)
dans cette philosophie du XIIe siècle où la nature acquiert une certaine autonomie, créant par ricochet
la catégorie du surnaturel. la sensualité de la femme, participant d’une théogonie liée aux pulsions de vie, évidemment récusée par l’Eglise officielle.  La Dame Nature, fréquemment présentée dans la tradition orale médiévale comme un juge plénipotentiaire, ordonnatrice et arbitrale, recèle aussi la reconnaissance de pulsions potentiellement perturbatrices de
l’ordre social, jaillissant du for intérieur des hommes et des femmes. La femme de Marie de France,
en tant qu’élément organique non anthropique, peut alors laisser affleurer, sous l’idéalisme de l’amour
courtois, la brutalité de l’appétit charnel (Ele esteit nue en sa chemise, Yonec, v. 341), même si la
dame doit payer le prix de cette libération, le carcan social médiéval lui imposant in fine la conduite à
tenir.
Néanmoins, la défaillance onomastique participe aussi de l’esthétique de la brièveté, alors qu e le lecteur ne trouve pas de portraits détaillés des personnages, un art de la suggestion qui autorise le projet initial de Marie: La glose
programmatique (K’i peüsssent gloser la lettre, E de lur sen le surplus mettre. Prol., v. 15-16) peut
alors s’étendre à l'herméneutique du personnage féminin: la manifestation du féminin obtenue "Assez
oscurement (Prol., v. 12)" provoque une lecture ouverte, créatrice, radicalisant la compensation opérée
par le lecteur. Selon Philippe Walter, cette obscurité répond à un dessein de l’auteur : “instruite par sa
lecture de Priscien mais aussi par l’art du trobar clus, style volontairement obscur inventé par certains
troubadours, elle voit dans un hermétisme mesuré le gage d’une pérennité poétique. L’énigme sollicite
les imaginations et les intelligences.”


Cette dame anonyme emblématise par synecdoque la Femme, en proposant une globalisation  indistincte qui
la métaphorise sans l'identifier. L’effacement et la végétalisation du nom stimulent de manière
antinomique le merveilleux de l’Autre Monde et l’irruption du féérique. Le lecteur /auditeur remplit
les vides scripturaux. La dame sans nom figure alors toutes les femmes, et notamment les femmes qui
se réjouissent à la lecture des Lais.

Emmanuelle Lecomte

 

 

 

 

 

 

 

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